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2010 en TOP 5

Dans le numéro de Voir qui paraît aujourd'hui (jeudi 23 décembre 2010), vous pouvez lire le Top 5 de mon collègue Christian Saint-Pierre. Je vous offre de mon côté rien de moins que deux palmarès. D'abord un Top 5 du théâtre montréalais francophone, puis le Top 5 des productions étrangères qui nous ont visité. Car, n'est-ce pas génial, la scène montréalaise est de plus en plus accueillante pour les artistes européens. Le FTA et l'Usine C ne sont plus seuls à dénicher des perles rares à l'étranger depuis que La Chapelle s'y est mise très sérieusement et que même l'Espace Go, le TNM et l'Espace Libre s'y aventurent parfois. Le critique est content.

 

LE TOP 5 MONTRÉAL

Avertissement 1 : J'ai triché. Il y a 6 productions dans mon palmarès, grâce à un ex-aeqo en quatrième position.

Avertissement 2 : Je ne suis pas allé voir cette année la deuxième mouture de Lypsinch, de Robert Lepage. Autrement, le maestro de l'image se serait peut-être faufilé ici. Qui sait ?

Avertissement 3 : Non, je n'ai pas retenu la comédie musicale Belles Sœurs dans mon Top 5. C'est un bon show populaire, un divertissement de grande qualité dont le succès est pleinement mérité, mais je pense qu'on peut encore revisiter cette pièce en osant une vraie relecture, qui irait plus loin que la seule célébration de l'œuvre.

5. La Liste (de Jennifer Tremblay, mise en scène de Marie-Thérèse Fortin, en janvier au Théâtre d'Aujourd'hui)

Avec La Liste, Jennifer Tremblay a fait une entrée fracassante dans la dramaturgie québécoise. Rares sont les textes de cette trempe, aussi désespéré que lumineux, et les personages aussi complexes et aussi finement dessinés. Sylvie Drapeau a embrassé cette partition avec rigueur et retenue, dirigée par une pointilleuse Marie-Thérèse Fortin, soucieuse de faire entendre chaque détail de cette parole unique. Vous avez raté ça? Vous pouvez vous reprendre en 2011, la pièce part en tournée dans toute la province.

 

4. Il Campiello  (Serge Denoncourt, Opsis, en novembre)

Les comédies de Goldoni sont malléables et bien moins propres qu'on ne le croit; c'est bien ce que nous a rappelé Serge Denoncourt avec sa festive mise en scène d'Il Campiello. Il aurait pu se contenter de grossir les traits pour susciter le rire bien gras qui plaît tant au public québécois, mais sa mise en scène était le fruit d'une véritable recherche esthétique. Entre commedia dell'arte et burlesque québécois, la pièce éclairait les travers d'une société sclérosée qui n'est pas loin de nous ressembler.

et La nuit juste avant les forêts (Brigitte Haentjens, Sybillines, en décembre

Comme Denoncourt avec ce Campiello, Brigitte Haentjens se mesurait à La nuit juste avant les forêts, de Koltès, pour une deuxième fois en carrière. Presqu'aucune respiration dans ce monologue martelé par un vibrant et engageant Sébastien Ricard, et pourtant chaque parole résonnait comme le plus vif des appels à l'aide. Un constat social criant de vérité, une parole instable mais infinie et profondément désobéissante: voilà des éléments dans lesquels Haentjens est parfaitement à son aise et auxquels elle imprime sa propre rage avec autant d'adresse que de spontanéité.

 

 3. Chante avec moi (Olivier Choinière, L'Activité, à l'Espace Libre en octobre et novembre)

La culture populaire, le marketing et les médias de masse sont en train de faire de nous une bande de moutons indolores et incolores, sans saveur et sans âme, tous unis pour taper des mains sur des airs connus et insipide dans une communion factice. Voilà ce qu'Olivier Choinière a brillamment et douloureusement exposé avec Chante avec moi. S'il s'attaquait d'abord à la chanson populaire, c'est bien davantage notre obéissance docile et nos repères collectifs abrutissants qu'il a mis en lumière, de même que notre incapacité grandissante à faire usage de notre libre-arbitre dans une société qui ne valorise plus que le commerce et dans laquelle même la culture ne peut plus offrir d'échappatoire à la médiocrité. Il l'a fait de manière brillante, avec cette longue et répétitive chanson entonnée en chœur par une cinquantaine d'acteurs-danseurs: un procédé qui place le spectateur dans l'embarras, le faisant vivre des sentiments ambivalents d'attraction-répulsion et le confrontant à son propre asservissement culturel. Tout simplement brillant. Qui plus est, Choinière est un artiste d'une grande cohérence et cette pièce poursuit à merveille un travail qu'il a amorcé il y a quelques années : déconstruire les mythes de notre étincelante Société du Spectacle.

2.  Limbes (Christian Lapointe, Théâtre Péril, à La Chapelle en janvier)

2010 fut une grosse année pour Christian Lapointe. Tout juste de retour du festival d'Avignon où sa pièce C.H.S a été vue à l'été 2009, il a célébré les dix ans du Théâtre Péril avec Limbes, a reçu le prix John Hirsch du Conseil des Arts du Canada, est remonté sur scène quelques mois plus tard pour incarner l'un de ses textes, Trans(e), en plus de faire une mise en scène à l'école nationale de théâtre et une autre à l'UQAM, couronnant le tout par la publication d'un manifeste, Le Rebut Total.  Si l'ensemble de l'œuvre de Lapointe me stimule au plus haut point, et si j'apprécie son entièreté, son engagement profond dans son art, il faut dire que Limbes, plus que Trans(e), fut une expérience marquante. Spectacle-synthèse offrant trois perspectives sur le même texte et naviguant entre symbolisme, performativité et théâtre nô, cette pièce adaptée de trois textes de William Butler Yeats sur la vie du Christ proposait une vaste réflexion ontologique sur la place et l'image de Dieu dans un monde qui s'effrite et où, pourtant, le mythe religieux persiste. Voilà du théâtre qui agite l'esprit et les sens, qui force à penser et à écouter véritablement. Du théâtre dont on ne sort pas indemne. C'est rare.

1. Caligula Remix  (Marc Beaupré, Terre des Hommes, à la chapelle en mai)

J'ai suivi de très près le travail de Marc Beaupré cette année, ayant eu le privilège d'assister à la plupart des répétitions de Caligula Remix à titre d'observateur. Certains diront qu'il est malhonnête de ma part d'accorder les grands honneurs à un travail duquel j'ai été si proche. À ces gens-là je répondrai que mon regard ne fut presque jamais autre que celui d'un critique de théâtre, et que ce regard privilégié sur le processus de création ne m'empêche pas d'applaudir le brillant résultat final et de le percevoir tel qu'il fut. Car disons-le, le remixage de Caligula par Marc Beaupré est d'une rare intelligence. Non seulement nous fait-il entrer dans la folie de l'empereur romain en démultipliant les voix qui l'entourent et en faisant de lui l'orchestrateur d'une symphonie dont il est aussi le principal récepteur, mais il intégre une multiplicité de regards et de points de vue sur l'œuvre camusienne en puisant dans différents textes, interprétés par les acteurs comme une partition vocale dans laquelle aucune émotion superflue n'est permise. Les idées camusiennes y étaient exprimées puissamment, dans un dispositif scénique évocateur et polysignifiant, et au moyen d'un riche travail sonore. De quoi susciter une réflexion toute neuve et très complète sur la soif d'absolu de Caligula.

 

LE TOP 5 INTERNATIONAL

Note : Dans cette catégorie, j'ai considéré toutes les productions étrangères accueillies par le Théatre français du Centre National des Arts d'Ottawa, qui est pour moi le prolongement naturel de la scène montréalaise.

5. Kim Noble will die (Kim Noble, Royaume-Uni, présenté dans le cadre du Zoofest)

Le Zoofest, petit frère impertinent du festival Juste Pour Rire, ne nous avait pas prévenu qu'une telle bombe allait nous tomber dessus. Or, Kim Noble will die, pièce autofictionnelle éponyme du comédien brittannique Kim Noble, a frappé très fort. D'abord à cause de cet humour noir que l'acteur pousse jusqu'aux plus extrêmes limites du genre (jusqu'au mauvais goût et au trash, il va sans dire). Puis à cause du magnifique brouillage entre réalité et fiction, entre image scénique et simulacre écranique, pour aborder sans complaisance le profond mal-être de ce personnage maniaco-dépressif et chroniquement angoissé. Un spectacle radical et éprouvant par moments, mais nécessaire.

4. Jerk (Gisèle Vienne, DACM, France,à La Chapelle en février)

Gisèle Vienne fait de plus en plus de bruit en France. Il y a de quoi. Dans Jerk, une pièce de ventriloquie macabre et dégoulinante que La Chapelle a eu le génie de nous offrir en exclusivité nord-américaine, elle se livre à un théâtre gore et à des scène de meurtre explicites et abjectes. À partir de textes de Dennis Cooper, le comédien Jonathan Capdeviele recrée une série d'événements sanglants avec sa voix et ses petites marionnettes. L'horreur, même sans être grossièrement soulignée, est démultipliée dans son corps, où se rejoignent tout à la fois les espaces mentaux dérangés du tueur, de ses deux jeunes acolytes et de leurs victimes. Un vertigineux jeu d'aller-retour entre pulsions de vie et pulsions de mort, dans une seule et même tête et un seul corps. Un spectacle effroyable qui navigue dans des zones mystérieuses et troubles de l'humanité. Merci La Chapelle, et puissiez-vous poursuivre cette mission d'accueil de compagnies étrangères : vous savez fort bien les dénicher.

3. Les Justes (Stanislas Nordey, France, au CNA en septembre)

Le travail du metteur en scène Stanislas Nordey est à ranger du côté des symbolistes: ceux qui, en cherchant à diminuer la présence, l'émotion et l'affect de l'acteur, veulent atteindre l'espace mental; ce monde où s'agitent les idées et les symboles et où résonnent puissamment les mots et la pensée. Par une esthétique minimaliste et un constant souci de déréaliser la parole, Nordey propose une plongée profonde dans la philosophie camusienne et les grands dilemmes moraux vécus par les Justes. Une mise en scène rigoureuse qui rend non seulement justice à l'œuvre mais arrive aussi à l'élever d'un cran et la soumettre à de nouvelles interprétations.

 2. L’effet de Serge (Philippe Quesne, France, dans le cadre du FTA)

Voici un spectacle qui ne prétend à rien et qui, sous des dehors ludiques et inoffensifs, brandit un tas de questions sur notre rapport à l'art et à la critique, puis sur la mise en spectacle de soi-même dans une société d'image. Tout ça par des moyens simples, via l'histoire d'un homme taciturne qui reçoit chaque semaine des amis venus assister à ses micro-performances de salon et qui le complimentent systématiquement avec des formules creuses et des sourires gênés. Tout en critiquant une certaine forme d'art qui se prend au sérieux en agitant du vide, le spectacle parvient à rappeler l'importance du geste artistique et son écho dans le monde. Brillant.

1. Tragédies Romaines  (Ivo Van Hove,Tonelgroeep Amsterdam, dans le cadre du FTA)

Ce fut incontestablement l'Événement du FTA, mais également le paroxysme théâtral de l'année, toutes catégories confondues. Ivo Van Hove, en situant Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre dans un espace multifonctionnel hautement médiatisé et ultra-contemporain (mélange de salle des congrès et de plateau de télévision où les spectateurs étaient invités à déambuler), a fait bien plus qu'une actualisation des tragédies shakespeariennes. Il a mis en lumière les jeux de pouvoir, les failles de la démocratie, le peu d'influence du peuple dans ce système implacable, les mécanismes de médiatisation et de mise en spectacle du monde politique et les frottements entre l'espace privé et l'espace public dans la joute politique quotidienne. Un travail formel porteur d'une pléthore de significations. Tout simplement inoubliable.

 

Et vous? Quels sont vos coups de coeur de 2010?