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Discuter théâtre et nationalisme avec Sylvain Bélanger

 

NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur une autre version du blogue Parathéâtre

 

Êtes-vous parmi les quelques privilégiés qui ont réussi à attraper à temps une place pour voir Les Mutants, cette pièce en forme de patchwork politique de Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux?  Le spectacle a rapidement affiché complet.  Vous l’avez peut-être raté. La rumeur dit que le Théâtre de la Banquette Arrière complote fort pour le reprendre la saison prochaine.  Ce sera votre chance.   À ce sujet, si vous permettez, je vais vous parler très personnellement.  J’ai été fort remué par cette pièce.  Les questionnements agités par Bélanger et sa troupe sont ceux de ma génération.  Une génération qui, il me semble, cherche à se faire entendre et à modifier le portrait sociopolitique du Québec sans jamais trouver la manière d’y arriver, sans jamais trouver l’énergie pour se mettre au travail et reconstruire les pots cassés.  La pièce m’a d’ailleurs parue franchement désespérée, et en quelque sorte ça m’a rendu mal à l’aise.  J’ai été déçu de voir que ma génération ne sait encore rien faire d’autre que dire son impuissance.  C’est aussi mon cas.

 

Mais, ai-je ensuite réfléchi, il ne s’agit sans doute que d’une première étape. Nommer le désarroi d’abord, puis constater l’inertie qui nous habite, la crier au monde entier, en éprouver du remord et, à l’étape suivante, se remettre en marche.  D’ailleurs, si la pièce était désespérée, elle était tout de même propulsée par un puissant moteur: le nationalisme (enfin c’est mon interprétation.  Sylvain Bélanger parlerait plutôt de fierté).  J’ai perçu, du moins, que lui et ses acolytes de la Banquette Arrière veulent encore croire au projet de pays, ou à une revalorisation du vivre-ensemble collectif.  Comme eux, j’ai été parcouru de frissons devant le discours patriotique d’un politicien oublié des années quarante, Télésphore Damien Bouchard.  «Nous nous efforcerons d’orienter notre jeunesse vers une nouvelle mentalité qui lui permettra de faire face aux exigences modernes. C’est en améliorant l’enseignement des arts, des sciences et des lettres, et en encourageant l’étude que nous assurerons le salut de notre peuple.»  Que reste-t-il, ma foi, de cette noble vision? Quand l’université se met graduellement à la solde des exigences du marché et que les institutions artistiques ne pensent plus qu’aux chiffres, on peut se demander ce que sont devenus les idéaux qui nous ont fait «entrer dans la modernité».

 

 

C’est ici que j’interromps ma prose pour y intégrer Sylvain Bélanger lui-même. Il m’a envoyé cette semaine un long texte que je vous partage par bribes et auquel j’ai envie de réagir. Une sorte de faux dialogue qui résume l’état de mes échanges avec Bélanger. Il n’a pas réellement eu lieu comme ça.  Mais par intervalles, sur quelques mois, presque.

 

Sylvain Bélanger: Quand on regarde l’histoire du Québec, on constate que sous le couvert d’une société ouverte et mobilisée par l’idée du progrès et de l’ouverture, se cache en réalité une société dont les forces souterraines du conformisme, de la rigidité et du conservatisme se portent plutôt bien.

 

Parathéâtre: C’est vrai.  Le discours conservateur de Mathieu Bock-Côté, par exemple, auquel je répondais dans mon dernier billet, est loin d’être isolé.  Il est très répandu.  Je pense toutefois que, devant la spectaculaire montée de la droite à laquelle nous assistons en ce moment, on n’aura pas le choix de relire notre histoire pour y constater qu’on a trop longtemps surestimé la place des forces progressistes au Québec.  Je lisais récemment un essai paru aux éditions VLB, Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois, dans lequel un collectif d’auteurs s’attarde justement à retracer l’évolution de l’idée d’indépendance au Québec et y pointent les nombreux et persistants épisodes conservateurs.  Ça remet les choses en perspective et modère l’enthousiasme hérité de nos profs d’histoire du secondaire (dans mon cas, et je suppose dans la majorité des cas, des indépendantistes progressistes qui n’insistaient pas tellement pour enseigner la pensée du chanoine Groulx.)

 

Sylvain Bélanger : On ne peut pas vraiment s’étonner que, le temps d’un court mandat, l’ADQ ait élu une quarantaine de députés. C’est le résultat du travail persistant de courants installés ici et encore influents qui tirent les ficelles et entretiennent les courants d’influence, d’opinion et j’ose même dire le pouvoir politique.  Il faut relire entre autres l’historique de nos politiques culturelles des cinquante dernières années pour comprendre le voyage entre la charge du Refus Global et l’analyse rationnelle du Facteur C (Simon Brault). Il faut fouiller et déduire de façon honnête et avec intuition car en revisitant l’histoire, beaucoup de choses deviennent limpides.

 

Comment s’étonner de la place de la culture dans cette société quand nous avons dit oui, un jour, à ce curieux baptême de notre communauté culturelle et qui faisait de nous des représentants de « l’Industrie culturelle ». La culture est devenue « industrie culturelle »… et les artistes ont dit oui à ça.  Quand on se rappelle que René Lévesque, dès la naissance du Parti Québécois, envisageait  la culture selon une idée globalisante, politique et nationaliste, quand on se rappelle que cette affirmation nationale, qui remonte au Chanoine Groulx, culminait dans le projet démocratique de souveraineté de Lévesque qui a achoppé en 1980, on comprend peut-être le vertige d’une ministre de la culture libérale en 1990 devant la question de la culture. Culture, que faire de toi sinon que de te sauver la face en te conformant aux autres secteurs de l’économie et de te baptiser une bonne fois pour toutes «INDUSTRIE CULTURELLE»!  Bang! Le cas est réglé.  Une bonne affaire de faite…  Quand, faute de plan B, on disait oui à ça, et je pense que c’est là qu’on s’est mis dans la marde, quand on disait oui à ça, on acceptait de ne plus parler notre langue, mais celle de l’économiste, celle qu’entend le payeur de taxes.  Dire oui au terme « industrie culturelle », c’était se tuer.  Moi, de ce que j’en comprends, ce fut une grave erreur historique avec laquelle nous nous débattons aujourd’hui, stoïques et hébétés à la fois, débrouillards mais décalés.

 

Comment s’étonner que dès qu’on parle de culture aujourd’hui on doit absolument justifier par des chiffres, des données fiables et approuvées de retombées économiques et de création d’emploi.  Et ce n’est pas que les autres qui parlent ainsi des projets artistiques.  Les artistes eux-mêmes, eux les premiers, se sentent obligés de se justifier par ces arguments, de justifier la légitimité de leur existence par des arguments économiques. Pendant ce temps, l’artiste ne parle pas d’art.  Comment s’étonner que la notion de culture, à Montréal en particulier, est véhiculée par un projet d’ordre touristique. Pendant ce temps, l’artiste parle encore une autre langue qui n’est pas la sienne. Il parle tourisme. Il a le même discours que ceux qui ont sauvé le Grand Prix de Formule Un…

 

Les politiques culturelles qui ont succédé à la création du Ministère de la culture pour Lapalme au début des années soixante ont mené tout droit à celle de Frulla en ’90. Cette politique faisait de la culture une tranche de pain blanc égale aux autres dans le monde de l’économie du pays.  Parce que ça fait plus winner, corporatisme oblige.  La culture, déterminant la vie collective d’un territoire, de ses projets identitaires et structurants, est-elle réellement un secteur parmi tant d’autres de l’économie?  Si j’étais baveux, je pourrais même dire que ces politiques culturelles ont davantage profité au secteur de la construction qu’aux artistes eux-mêmes…  Le présent le prouve.  Les comptes bancaires des uns et des autres, aussi.  Comment s’étonner du fait que nos institutions théâtrales ressemblent davantage aujourd’hui dans leur fonctionnement et idéologie, à des théâtres privés? Comment s’étonner du fait qu’on fait la promotion de spectacles aujourd’hui, et non d’art?  Comment s’étonner que les théâtres soient obsédés par le branding de leur produit? Que les jeunes cies te parlent davantage de leur événement bénéfice que de la pièce sur laquelle ils travaillent?  C’est toujours pour justifier, dans la langue qui est acceptée et entendue, leur présence publique, leur privilège de prendre la parole, pour justifier l’argent donné par le contribuable qui demande des comptes.  Moi, je veux que l’artiste parle sa langue.  Sa job, c’est de déranger le roi et non de se prendre pour lui.

 

Parathéâtre: Ce qui nous ramène à la responsabilité sociale de l’artiste, à l’importance de sa parole dans l’espace public.  Si notre société est bel et bien redevenue rigide et conservatrice, il me semble que l’artiste doit y opposer son refus. Il doit le faire au moyen d’une parole libre, qui ne répond pas à des exigences commerciales mais à un véritable engagement civique.  Une parole qui ne doit pas toujours être militante, qui peut prendre différentes formes mais qui doit s’appuyer, je pense, sur ce que les artistes possèdent de mieux: la connaissance de la langue et des lettres, un regard sensible sur le monde, un ardent désir de communiquer avec ses semblables.  Ce doit être fait, comme le dit Télésphore Damien Bouchard, avec «les connaissances, les qualités et les vertus qui sont l’apanage du citoyen modèle.»  Enfin, autant que possible.

 

Sylvain Bélanger : J’écoutais Alain Dubuc récemment lors d’une conférence donnée à la BANQ sur l’héritage de la Révolution tranquille. Il affirmait que cette mouvance spectaculaire répondait à l’époque à une société rigide et conformiste devenue insupportable. Il évaluait que cette effervescence s’était essoufflée, et qu’aujourd’hui, nous étions revenus à une société consensuelle et conformiste, straight, conservatrice et frileuse. La Révolution Tranquille serait donc à relancer.  Et c’est justement dans ces époques que les manifestes sont principalement nécessaires et souhaitables.  Mais la société d’hier, alors insupportable, est aujourd’hui supportée. Et c’est ce qui m’effraie le plus.  Cette béatitude autiste…  Cette humilité à outrance, devenue déplacée de ma génération: «Qui suis-je, moi, pour prendre la parole? »  Comment se rêver, aujourd’hui, dans la réalité?  Il faut d’abord croire que le rêve est une forme de réalité.  Et que tout est possible.  Car tout est possible.  Au sortir de l’école, je fondais le Grand Jour pour tenter de répondre à ma façon à cette obsession qui ne me quitte plus: celle d’être utile, celle de faire du théâtre un geste politique et non «du théâtre politique». Pour moi ça s’appelle un théâtre de responsabilité sociale, une aventure esthétique et humanitaire à la fois.  Cela fait plus de quinze ans que cette idée d’un gouffre entre art et société, entre art et politique me tracasse, m’achale, m’effraie. Je suis incapable de l’accepter, malgré le fait que j’en comprenne intuitivement les origines.

 

Parathéâtre : Alors Les Mutants, vraiment, ce n’est qu’un début on dirait.

 

Sylvain Bélanger: Effectivement, Les Mutants c’est un état des lieux, tout simplement, le premier pas, honnête, d’un désarroi ressenti, d’un désert politique qui me fait peur et qui se construit depuis 40 ans autour de moi. Cet état des lieux, je le voulais honnête et brut, fidèle au cauchemar, pour qu’il provoque une mise à niveau insupportable qui nous pousserait à parler et à nommer justement ce qui est devenu insupportable autour de nous. Je le désirais davantage ressenti que nommé. C’est effectivement le prochain pas à faire peut-être, nommer, redéfinir et ensuite, très bientôt, agir…