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Je est un autre

NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur une autre version du blogue Parathéâtre

Question pour ceux qui s’intéressent à la critique. Je suis en pleine rédaction dans un café, je vis de l’incertitude. Depuis quelques temps, je me permets de plus en plus d’écrire au « je ». Auparavant, je faisais ça avec beaucoup de prudence.  Et je ne sais plus où j’en suis. Vous en pensez quoi? Le JE est-il égocentrique ou modeste? Ecrasant ou sympathique?

C’est la question que j’ai publiée sur facebook l’autre soir, à minuit trente, alors que mon laptop et moi sirotions un café en tête-à-tête dans un café de centre-sud, bercés par la plainte lancinante de Céline Dion.  (Les cafés ouverts 24 heures dans centre-sud ne sont pas très recommandables, je sais).

J’ai créé un monstre.

Jamais je n’aurais cru que ma petite incertitude aurait interpellé autant de monde.  Il y eut 77 réponses.  L’esquisse d’un débat rarement tenu sur cette question.

Au début, il y eut presque consensus.  Le « je » est plus humble, disaient la plupart de mes interlocuteurs. À condition de ne pas en abuser. De « savoir doser« . « Le JE est plus digne« , m’a répondu un scénographe-vidéaste de ma connaissance. « Il montre qu’on est conscient que notre opinion ne fait pas loi« , a répliqué une amie critique.  Un ancien camarade de classe de journalisme a ajouté que « le JE de la critique peut notamment aider à contourner le piège de la généralité.  La troisième personne laisse parfois l’illusion que TOUT LE MONDE pense comme l’auteur du texte. Le «je» a le mérite d’être clair sur l’opinion personnelle.  On apprend à éviter le «je» dans nos cours pour nous pousser vers une objectivité qui n’existe pas.  Alors aussi bien assumer notre subjectivité et proclamer à la première personne… quitte à faire brailler quelques détracteurs. »

Quelques comédien(enne)s s’en sont mêlé(e)s.  À ma grande joie.  L’une disait qu’elle aime « un je documenté qui parle avec nuances. » « J’ai envie de lire, parce que je sens la personne derrière, et je me dis qu’elle peut nous éclairer, que la critique soit bonne ou mauvaise.  J’haïs le JE qui prend toute la place, avec ses goûts, ses états d’âme. »

Un acteur: « Le JE est salutaire, selon moi, il permet le « j’ai pas aimé ça » plutôt que le « c’est pas bon », il inscrit ton point de vue en ta seule personne – le poste que tu occupes comme critique témoigne, lui, de la valeur de cette opinion.  De plus, un JE honnête permet au critique de se révéler lui-même à travers ses propos.  Ainsi le lecteur assidu et clairvoyant peut-il, au fur et à mesure, apprendre à te lire en connaissant tes intérêts et finalement se positionner avec intuition par rapport à ce que tu avances.  Ce JE peut également être perçu par l’artiste comme une bouée: il permet à l’artiste critiqué le loisir de conclure « lui, il n’a pas aimé, qu’en est-il des autres? ».  Bref, tant que la probité, que l’impartialité et que la rigueur demeurent, le  JE a droit de cité.  Après tout, le critique a d’abord et avant tout un travail littéraire. Toutes les formes sont permises si la rigueur est là.  À la limite, tes papiers pourraient être purement poétiques…  »

Vrai.  Faudrait bien que j’essaie l’alexandrin, un de ces quatre.

Le commentaire suivant était celui d’un jeune professeur/chercheur: « Ce qui est terrible, c’est le JE boursouflé par le vide, l’absence des références.  Le Je qui n’a rapport qu’à soi et à un jugement de valeur pesant du manque de connaissances, de mise en relation avec des choses lues, vues.  Là est le danger, là est le pitoyable.  Le JE fondant son jugement sur des clichés, des modes.   Il faut marquer son territoire intellectuel par sa hauteur de vue; mais ne jamais oublier que l’on n’est haut que parce qu’on est assis sur les épaules des maîtres.  Un JE qui n’embrasse pas le ILS qui nous précède, c’est juste du clinquant. »

C’était joliment dit, et c’est bien difficile de ne pas être d’accord.  Quoique la critique journalistique ne peut pas s’embarrasser d’autant de références aux maîtres penseurs.  Il faut s’en approcher autant que possible, mais la critique du quotidien n’est pas une critique savante. Elle n’en a pas les moyens et la hauteur.

Puis il y eut les collègues critiques et journalistes, la plupart opposés au je. « Honnêtement, a dit le premier, lorsque le JE eut être contourné, contournons-le.  Pas que ce soit condescendant.  Je n’accroche pas à cet argument là.  C’est simplement plus esthétique, JE trouve! »  D’autres encore défendaient l’idée qu' »une critique écrite à la 3e personne représente l’opinion de l’unique personne qui la signe. C’est une convention. Donc le JE est superflu. »

Ou encore:  « Utiliser le JE, c’est un peu se soustraire à l’exercice critique, et laisser ta personne prendre la place. Le risque avec le JE, c’est que tes impressions deviennent le sujet de la critique et non l’oeuvre que tu critiques (ce que ça devrait être). Je suis convaincu qu’il y a une façon d’utiliser judicieusement » le JE à l’écrit, mais je trouve presque toujours que ça fait plus chronique ou éditorial que critique. »

C’est l’argument-massue, qui revient à plusieurs reprises.

« Le JE met nécessairement en scène la personne qui écrit et, si cela va tout à fait dans le sens de la tendance qui fait du journaliste un produit à valeur ajoutée, je trouve que la formule impersonnelle oblige à une distance que le JE gomme.  Il m’est souvent arrivé de remettre en question une idée parce que je cherchais comment la formuler autrement qu’au « je » et je trouve cet exercice très salutaire pour un critique.  Le seul fait de signer une critique nous implique personnellement et, au-delà de la part de subjectivité, il y a l’analyse plus objective.  Elle est le fait d’un spécialiste et cela justifie la formule impersonnelle.  Or, n’importe quel blogueur peut écrire au je…«

Sages paroles.

« Le JE me semble intéressant pour la chronique d’humeur, moins pour la critique« , disait encore un autre scribe. « À mon avis le JE est pédant dans une critique« , répliquait un autre.

Et puis il y eut ce commentaire terrible, troublant, qui ne me quitte plus:

« Utiliser le JE, c’est un peu tutoyer son lectorat. »

Misère.  Je n’avais jamais vu ça comme ça.

Que faire de tout ça. Je suis encore plus embrouillé qu’avant.

Vous en pensez quoi, vous?