NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Philippe Couture sur revuejeu.org
Louise Vigeant, collaboratrice et ex-rédactrice en chef de JEU, semble le croire aussi. Dans un texte publié dans Critical Stages/Scènes critiques (le webjournal de l’Association internationale des critiques de théâtre), elle écrit ceci:
«Wajdi Mouawad a demandé à un homme détruit de participer à l’expression d’une douleur infinie, un homme ayant connu la douleur, de surcroît par sa propre faute, un homme ayant connu une chute vertigineuse… comme bien des personnages de tragédies grecques. Certes, dans ces circonstances, on peut penser que ses talents de musicien peuvent contribuer à l’expression de cette souffrance.»
Voilà, en quelques mots bien alignés, l’essentiel d’un discours qu’on n’a trop peu entendu dans le débat public. Bien sûr, certaines sensibilités ont été heurtées de voir qu’un homme ayant tué sa femme soit chargé d’exprimer en musique la douleur de mythiques personnages féminins. Or, quand on pose son regard sur l’après-meurtre plutôt que sur le déplorable geste meurtrier, on trouve en effet une symbolique forte dans la seule présence de Cantat sur scène: il s’agit indéniablement d’un homme brisé, dont la vie a été bouleversée par une faute commise, et dont la voix peut exprimer puissamment une douleur qui rejoint la douleur ancestrale des femmes mises en scène dans les tragédies de Sophocle.
Cela, Wajdi Mouawad l’a expliqué très éloquemment à la télévision, sur le plateau d’Anne-Marie Dussault.
Mais on aurait pu s’attendre à ce qu’un plus grand nombre d’artistes ou d’observateurs du théâtre y réfléchissent aussi. Peut-être fallait-il laisser le temps faire son oeuvre.
J’ai vu la trilogie au dernier festival d’Avignon, et malgré de grandes réserves sur l’ensemble de la représentation, je peux vous assurer que chaque fois qu’a résonné la voix sauvage (mais pré-enregistrée) de Bertrand Cantat, j’ai reconnu l’expression d’une souffrance abyssale et poignante. Certes, il a une voix unique, profonde, vibrante, et le fait qu’il ait abattu sa femme n’y change peut-être rien. N’empêche, cette histoire est devenue partie intégrante du mythe Cantat et il est bien difficile d’en faire abstraction. C’est l’histoire d’un meurtre, certes, mais c’est aussi l’histoire d’une réhabilitation, d’un retour à la vie artistique malgré l’opprobre: c’est l’histoire d’une souffrance. N’en doutons pas. Il ne s’agit pas de minimiser la souffrance vécue par Marie Trintignant. Loin de là. Il s’agit surtout d’observer un homme tel qu’il est, humain et complexe, malgré l’ignominie du geste qu’il a commis. L’art peut certainement nous aider à jeter ce regard nuancé sur lui.
Louise Vigeant poursuit son texte en faisant une supposition.
«Peut-être avons-nous de la réticence à accepter la présence de Bertrand Cantat parce qu’on le voit comme un homme ayant manqué à son devoir d’homme libre, donc responsable, et non comme un héros tragique qui se défend contre plus fort que lui ou contre qui soutient des positions aussi légitimes que les siennes. Bertrand Cantat n’est pas vu comme un jouet du destin. Il est jugé comme un homme ayant provoqué sa propre déchéance. La question de la responsabilité est au cœur des tragédies, il aurait peut-être fallu attendre d’entendre la voix de Sophocle avant de commencer la discussion…»
Mais, résume-t-elle plus loin, le théâtre n’est plus le lieu de débat social qu’il fut jadis. Trop souvent réduit à la fonction de divertissement, il n’arrive plus à jouer le rôle politique que Wajdi Mouawad voudrait lui faire jouer. C’est peut-être à cause de cette confusion entre art et divertissement qu’a éclaté cette controverse. Le débat, au fond, était davantage lié à la nécessité de plaire à un public d’abonnés qui refuse de payer pour applaudir un meurtrier qu’au désir de discuter du rôle social de l’art.
J’espère donc de tout mon coeur que la réflexion future sur ce sujet se déplacera du côté de l’art et prendra en considération la réelle inscription de la musique de Cantat dans l’oeuvre de Wajdi Mouawad et dans celle de Sophocle.
Bonne nouvelle: on a encore le temps de méditer tout ça…