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Quand les auteurs de théâtre s’invitent à la télé

NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Philippe Couture sur revuejeu.org

Alexis Martin et Myriam Leblanc dans une scène de la série Apparences, de Serge Boucher, réalisée par Francis Leclerc
Alexis Martin et Myriam Leblanc dans une scène de la série Apparences, de Serge Boucher, réalisée par Francis Leclerc
Depuis l’adolescence, je rejette violemment la télévision. Je l’ai décrétée unilatéralement pourrie, n’y voyant qu’idioties et pertes de temps. Je me faisais jadis un devoir de crier haut et fort mon aversion pour la télé. Au fond de moi-même, non sans condescendance, je me félicitais d’avoir une vie plus trépidante que tous ces Québécois moyens qui passent plus de 20 heures/semaine devant le petit écran.

Or, c’était oublier à quel point de nombreuses séries sont délicieusement écrites. Et un jour le web s’est mis à offrir une marée de séries à écouter en streaming. C’est là que j’ai pris conscience d’une réalité que j’ignorais: il existe de la bonne télé. En quantité industrielle. J’y ai d’ailleurs récemment consacré beaucoup trop de nuits blanches.

Cela dit, je suis un homme de théâtre, et je resterai toujours inconditionnellement défenseur de l’écriture théâtrale, plus riche, plus profonde, plus formellement soignée. Et je ne suis désormais plus seul à m’en rendre compte, depuis que la télé québécoise s’est emparée d’un grand auteur dramatique québécois: Serge Boucher.

Il y eut d’abord Aveux, dont je me suis délecté comme tout le monde. Et Radio-Canada diffuse maintenant Apparences. Les trois premiers épisodes sont prometteurs. On y retrouve la même écriture trouée, les mêmes mystérieux non-dits, dans lesquels on devine un lourd passé et de graves secrets. Une langue hyperréaliste, avec toutes les imperfections qui la caractérisent, mais dont les silences et les espaces vides sont patiemment aménagés pour exprimer les zones floues qui déterminent bien des relations familiales, où les frères et soeurs sont des inconnus les uns pour les autres. Cette écriture, qui se fait également monologique par moments, Boucher la peaufine depuis toujours et en a fait le centre de chacune de ses pièces de théâtre. C’est une écriture d’une grande finesse. Les gens de théâtre l’ont toujours su. Et voilà que cette plume divine atteint une phénoménale quantité de téléspectateurs. C’est totalement inespéré.

Les auteurs dramatiques québécois sont méconnus de la plupart des télévores, autant dire de la plupart des Québécois. C’est d’une grande tristesse, vu la qualité de leur écriture. Alors, si vous permettez, pour m’amuser un peu, je me suis laissé aller à quelques rêveries et j’ai imaginé des séries télé à mon goût, écrites par certains de nos meilleurs auteurs de théâtre. Qu’on ne s’offusque pas, je grossis volontairement les traits et certains auteurs risquent de trouver que je les caricature. Si c’est le cas, qu’ils ne me prennent pas trop au sérieux. Mais reste que, même avec des caricatures d’auteurs dramatiques, la télé québécoise se porterait mieux.

La télé de mes rêves diffuserait sans doute une série d’Évelyne de la Chenelière, où la romance et les histoires de couple, en apparence légères, se doubleraient d’un puissant arrière-fond politique et social. Une télésérie très critique du Québec et de son star-système, où des personnages complexés, narcissiques et insécures se questionneraient sur leur identité et entretiendraient un rapport très trouble avec l’étranger. Les dialogues? Cinglants et irrévérencieux, pleins d’esprit, mais non dénués de tendresse et d’une certaine fragilité.

Dans cette même télé de mes rêves, Fabien Cloutier aurait imaginé une série néo-terroir, du VLB nouveau genre, où des personnages pittoresques mais authentiques écumeraient les tavernes régionales et les bars miteux de fond de villages. La série montrerait crûment l’ignorance et la misère d’un certain Québec qu’on refuse trop souvent de regarder en face, avec un oeil critique, ou disons, une distance raisonnable, mais sans jugement péremptoire, sans négliger l’honnêteté et les profondes qualités humaines de ces brutes au coeur tendre. Et surtout, les dialogues y seraient d’une jouissive truculence.

Alexis Martin, prolongeant l’univers de sa pièce Oreille, tigre et bruit, nous permettrait de plonger chaque semaine dans la vie d’universitaires maîtrisant parfaitement l’art du discours et y enfouissant leur moi profond jusqu’à ne plus savoir exactement de quoi ils parlent. Une série où les phrases de plus de quinze mots seraient permises et où les moeurs de l’homo-universitarius québécois seraient enfin dévoilées, en plus de proposer un regard acerbe sur le monde des médias et la manière dont les discours y sont triturés. Les mots y seraient des armes puissantes, et les relations de couple et de travail y seraient tranchantes. Une sorte de déclin de l’empire américain en plusieurs épisodes, avec moins d’histoires de couchettes (mais un peu quand même) et un regard narquois sur le monde universitaire.

Larry Tremblay, quant à lui, serait l’auteur d’une série à tiroirs, où de nombreuses histoires parallèles se développeraient et s’emboîteraient savamment, laissant constamment le téléspectateur dans un état bouillant, à tenter de mettre les morceaux en place, de déchiffrer les énigmes et de démêler les révélations. Une histoire dans une histoire dans une histoire: c’est le principe des poupées gigognes adaptée pour la télé. Le tout chargé de violence et d’onirisme et mettant en scène un personnage confronté à de grands bouleversements psychiques. Les frontières entre la réalité et la fiction s’y estomperaient constamment: ce serait du bonbon pour le réalisateur.

Je pourrais continuer longtemps comme ça. Mais avouez que ça nous ferait un portrait télévisuel fort diversifié, et assez emballant. On peut toujours rêver…