NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Philippe Couture sur revuejeu.org
Il y a quelques jours, pour un article à paraître dans Le Devoir, je prenais un café avec le metteur en scène Claude Poissant. Discussion conviviale autour de son projet actuel: la mise en scène de la pièce Après moi le déluge. Au détour de la conversation, qui portait sur les indéniables liens entre la dramaturgie d’Harold Pinter et ce texte de l’auteure catalane Lluisa Culliné, Poissant lancera ce cri du coeur:
«Ah! Pinter! C’est dommage qu’on ne le monte pas plus souvent au Québec. Personne ne monte Pinter.»
Je suis bien d’accord. Pourquoi donc nos metteurs en scène se montrent-ils si effrayés par l’essentielle oeuvre d’Harold Pinter? Poissant y va d’une explication. «C’est que les détenteurs des droits de ses pièces refusent de nous laisser faire de nouvelles traductions. Il faut se rabattre sur les traductions françaises de l’Arche, qui ne conviennent pas du tout au Québec.»
Le refrain est connu. Yves Desgagnés disait la même chose en 2008 (c’était un peu avant qu’il puisse finalement faire traduire Le Retour par René Gingras pour une production du TNM): «On est pris, disait-il, avec des traductions très franchouillardes, très parisiennes. Ça a beaucoup stoppé l’accès à Pinter ici au Québec. On a des racines anglaises très importantes puisqu’on a été colonisés par les Anglais. De devoir passer par Paris pour y avoir accès, il y a quelque chose de schizophrénique.»
Sur le coup, j’ai acquiescé à ces propos. Cette explication me semblait juste. Et je me disais qu’en effet, il est compréhensible de s’éloigner de Pinter pour cette bonne raison. Mais plus j’y pense, plus je me questionne sur ce parti-pris de chez nous qui consiste à rejeter violemment les traductions françaises et à croire qu’il faut absolument tout traduire en québécois rural (je caricature un peu, mais à peine).
Il est vrai que la langue québécoise (si une telle chose existe) est plus proche de l’âme américaine et qu’elle convient mieux pour traduire les auteurs réalistes états-uniens. Certains auteurs anglais qui utilisent une langue vernaculaire sont bien mieux servis par nos traducteurs québécois que par les Parisiens, qui n’arrivent pas toujours à faire cohabiter différents niveaux de langue et à trouver des équivalents français à cette langue de la rue. Paul Lefebvre le disait récemment au journaliste Alexandre Vigneault, de La Presse: «Le théâtre français a une forte tradition de littérarité, c’est une convention acceptée par le public français. Ici, c’est moins le cas.»
D’accord. Mais Pinter nécessite-t-il vraiment sur nos scènes un traitement radicalement différent de celui que lui réserve la France? Ses personnages viennent souvent de milieux défavorisés, certes. Mais à ma connaissance, même s’ils adoptent un parler relativement populaire, ils n’abusent pas de régionalismes et s’expriment tout de même dans une langue précise, ciselée, trouée et énigmatique, fortement littéraire mais si elle n’est pas fleurie, et dont le traducteur français Eric Kahane a correctement rendu l’esprit. Il y a de l’argot dans le dialogue pintérien, bien sûr. Et cet argot sonne étrange aux oreilles québécoises lorsqu’il est traduit en termes franchouillards. Mais cet argot n’a pas l’importance, il me semble, que veulent lui accorder Poissant et Desgagnés. L’écriture pintérienne n’est pas déterminée par sa dimension argotique. Plus que tout, ses dialogues sont marqués par les silences, les non-dits, par une parole lacunaire et un rythme particulier.
Alors doit-on vraiment s’empêcher de monter Pinter parce que la traduction ne respecte pas l’oralité québécoise? Je ne suis pas certain de trouver que c’est une raison suffisante de s’en priver. Et il m’arrive souvent, bien franchement, de trouver que les traducteurs québécois beurrent un peu trop épais en québécismes. Je suis certain que vous serez nombreux à me dire que je me trompe. Alors discutons-en!
Pour aller plus loin, consultez sur Érudit le dernier dossier que JEU a consacré au thème de la traduction, dans le numéro 133.