NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Philippe Couture sur revuejeu.org
Permettez-moi de revenir sur cette sombre affaire au Tarragon Theatre de Toronto: l’affaire Healey, qui oppose le dramaturge Michael Healey au directeur artistique du Tarragon, Richard Rose. Le premier accuse le deuxième de refuser de produire sa pièce politique par crainte de subir les foudres du gouvernement Harper. Je vous racontais ça dans mon dernier billet. Si tel est le cas, on est ici en présence d’un très préoccupant cas de censure insidieuse de la part du gouvernement conservateur, par le truchement du conseil d’administration du théâtre. Notre gouvernement fédéral, après tout, a déjà montré qu’il peut couper les vivres d’organismes se positionnant à son encontre. L’affaire fait pas mal de bruit au Canada anglais. Et pour cause. Quand le dramaturge Steve Galluccio a vu que je m’y intéressais, il s’est empressé de me remercier de donner un écho à cette histoire dans le monde francophone. Connaissant la sensibilité des Québécois à cette question, je vous propose donc d’approfondir l’affaire en vous invitant à lire le point de vue de Galluccio et de l’auteur Brad Fraser. Dans les deux textes qui suivent, ils font part de leur indignation et lancent un appel à la discussion. Galluccio, fier Montréalais, ose croire qu’une telle situation ne se serait jamais produite au Québec et réitère son appartenance à la Belle Province. Fraser, lui, s’exprime plus longuement et dit espérer que l’affaire Healey mène la communauté théâtrale à réfléchir au rôle des conseils d’administration des théâtres et à s’assurer que celui-ci n’entre pas en conflit avec les objectifs artistiques. Voilà une réflexion que le Québec devrait aussi enclencher, si vous voulez mon avis.
Ces textes ont d’abord été publiés sur The Charlebois Post, plate-forme web de Gaétan Charlebois (ex-critique du Hour), et dédiée au théâtre canadien et anglo-montréalais. J’ai traduit moi-même, dans la mesure des capacités, les propos de Fraser et Galluccio. Je vous invite à consulter les textes originaux si vous connaissez bien la langue de Shakespeare: mes traductions sont tout-à-fait libres.
FIER D’ÊTRE QUÉBÉCOIS
Par Steve Galluccio
Il est tout à fait clair à mes yeux que le Tarragon n’a pas produit la pièce de Michael Healey, qui était soi-disant anti-Harper, par crainte de représailles de la part du gouvernement Harper.
Dans mon film Funkytown, dont l’action se passe dans les années 70 (décennie disco à Montréal), je questionne en filigrane l’élection du premier gouvernement péquiste en 1976, laquelle aurait mené un grand nombre d’entreprises montréalaises à quitter la ville pour s’installer à Toronto. L’un des personnages, Gilles, un producteur de disques francophones, est anti-péquiste et déplore cette situation. D’autres critiques sociales traversent le film et écorchent le Québec, notamment l’Office de la langue française. Qui plus est, un film bilingue comme celui-là, joué par des acteurs francophones majoritairement souverainistes, avait le potentiel d’être dérangeant pour les francophones québécois. Il a pourtant été bien reçu par le public et a fait d’importantes recettes au box-office.
Il y eut bien sûr des journalistes sceptiques et des points de vue tranchés dans les médias, ce qui est bien normal puisque ce sont des sujets sensibles dans la société québécoise. Mais le film s’est fait. Personne ne l’a empêché d’exister. Personne n’a eu peur d’affronter le propos. J’y ai vu l’incarnation d’une société libre, prête à discuter ouvertement. Je pensais que la défense de cette liberté d’expression était une valeur canadienne. Aujourd’hui je sais qu’il n’en est rien. C’est une valeur québécoise.
Au Québec, nous continuons à faire de l’art sans compromis, malgré les menaces de coupures du gouvernement Harper. Nous nous battons pour notre intégrité artistique parce que les Québecois sont des combattants qui ont toujours défendu leur langue et leur culture. Nous continuerons de le faire. Je ne peux que souhaiter que le ROC fasse la même chose.
Mais ce qui s’est produit au Tarragon Theatre prouve que le reste du Canada n’est pas de taille pour ce combat. Je n’ai jamais été aussi fier d’affirmer mon appartenance au Québec.
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SURTOUT PAS NE PAS EN PARLER
Par Brad Fraser
Je ne connais pas particulièrement Michael Healey. Nous avons correspondu à quelques reprises sur facebook. Il me semble professionnel et d’un tempérament mesuré. J’ai donc tendance à le croire lorsqu’il affirme que sa dernière pièce n’a pas été programmée par le Tarragon Theatre parce que l’un des administrateurs craint d’offenser le Premier Ministre. Sachant que le directeur artistique Richard Rose n’a pas nié ces faits, il est assez difficile de ne pas conclure que quelque chose de déplorable s’est produit, qui entache la liberté artistique. Cela a forcé le dramaturge à rendre son histoire publique, au risque de perdre un important gagne-pain pour de nombreuses années.
J’y vois deux explications possibles.
La première correspond à la version des faits rapportée par le Globe & Mail: le Tarragon aurait eu peur d’offenser le Premier ministre et d’ainsi risquer de perdre du financement public (comme cela s’est prétendument passé au festival Summerworks). Compte tenu de la mesquinerie de ce gouvernement qui n’hésite pas à intenter des actions légales contre certaines personnes qui parlent contre lui, on pourrait comprendre pourquoi la direction artistique du Tarragon a agi ainsi.
Mais cette attitude compréhensive envers Richard Rose ne nous rendrait pas service. Si les institutions culturelles se mettent à vouloir protéger tous les intérêts du Premier Ministre, nous ne ferons plus qu’un art inoffensif et insipide.
C’est le rôle de tout art, et plus particulièrement du théâtre, de tendre un miroir à notre société et de nous montrer tels que nous sommes vraiment, en nous magnifiant ou en nous rabaissant, selon les cas. Les deux attitudes sont valables et les deux sont essentielles. Il n’y a pas de drame sans comédie et il n’y a pas de rire sans douleur. Il est possible de créer de la beauté tout en proposant un discours éclairant et pessimiste sur le monde. L’artiste a le pouvoir d’attaquer et de modifier les mœurs de la société, de poser sa loupe sur les faussetés, le pédantisme et la corruption qui nous entourent et de faire voir ces réalités sous une lumière nouvelle. Qu’ils soient politiciens, directeurs artistiques, artistes ou membres du conseil d’administration d’une institution, tous ceux qui essaient de se mêler du propos d’un artiste de théâtre ou d’en limiter la portée font de la censure. Et c’est honteux.
Par cet acte d’auto-censure, les administrateurs et le directeur artistique du Taragon Theatre accomplissent presque le premier pas vers une attitude de soumission qui ne leur sied guère. Deviendront-ils bientôt un organisme de propagande au service du gouvernement, comme le groupe SunMedia? Les auteurs désirant être produits par le Tarragon Theatre devront-ils maintenant trafiquer leur écriture pour s’assurer qu’aucun mot ne puisse porter atteinte au Premier Ministre ou aux autres membres de son parti? Ce n’est pas ainsi qu’on écrit du bon théâtre. Ce n’est pas ainsi qu’on fait de l’art.
Je trouve particulièrement horrifiant le fait que des hommes de théâtre et des travailleurs culturels puissent se laisser ainsi menacer par un gouvernement par crainte de subir ses foudres. Si l’attitude du gouvernement crée ainsi cet effet paralysant, il y a de quoi se poser de sérieuses questions. D’autant que, selon les juristes consultés par Michael Healey, rien n’était vraiment diffamatoire dans sa pièce et ce jugement sur l’oeuvre est franchement contestable.
La deuxième possibilité, qui est défendue par un certain nombre de collaborateurs du Tarragon, est que la pièce n’est tout simplement pas à la hauteur. Ainsi, son potentiel diffamant en serait plus marqué. Il est impossible d’infirmer ou confirmer cette hyptothèse sans avoir lu la pièce, qui n’a pas encore beaucoup circulé hors du bureau de Richard Rose. Celui-ci préfère s’abstenir de commentaires sur ses choix de programmation.
Il a tout à fait le droit de garder le silence. Il est évidemment impossible pour un directeur artistique de produire toutes les pièces qu’il aimerait produire. Il faut faire des choix. De très bons projets sont parfois abandonnés pour des raisons très suspectes, alors que des projets moins fertiles sont enclenchés pour une raison ou pour une autre. Les directeurs artistiques subissent un grand nombre de pressions de toutes parts et tout cela est extrêmement délicat et politique. Il arrive aussi qu’un spectacle tourne mal, tout simplement – ce sont les aléas de la création. Cela ne veut pas dire que le texte soit nécessairement mauvais, peut-être n’est-il pas prêt, ou peut-être le metteur en scène ne s’y retrouve plus, ou alors le processus de création emprunte des chemins imprévus. Il est possible que Richard Rose, pour des raisons artistiques valables, ne désire plus produire la pièce de Michael Healey et ne trouve pas les mots pour le dire, pour ne pas fragiliser sa collaboration avec lui, ou même son amitié. Dans un tel contexte, peut-être est-il plus facile de dire: «Ta pièce est diffamatoire pour le premier ministre.» C’est une réponse plus facile à soutenir: elle met toute la responsabilité du refus sur les épaules de Stephen Harper, un homme que nous aimons détester.
Malheureusement, aucun de ces scénarios ne place Richard Rose sous une lumière flatteuse. D’un côté il cède à des pressions insidieuses de la part d’un gouvernement qui abuse de son pouvoir. De l’autre il se montre incapable de franchise envers un collaborateur de longue date, qui plus est un auteur dont la réputation n’est plus à faire et qui a contribué au succès d’estime dont jouit le Tarragon Theatre, et dont l’oeuvre a entraîné des revenus pour ce même théâtre.
Quels que soient les enjeux financiers, un directeur artistique qui ne dit pas la vérité à un collaborateur – même si cette vérité le place dans une position inconfortable – ne remplit pas sa mission de favoriser un lieu de prise de parole publique, pour tous. Ce théâtre ne devient qu’un lieu où l’on paie pour se faire offrir des mensonges.
Mais les vraies questions posées par cette situation sont beaucoup plus grandes qu’elles ne peuvent paraître au premier abord. L’ensemble de la communauté théâtrale canadienne commence à s’en apercevoir. Est-ce que le gouvernement continuera de pénaliser les théâtres qui produisent des spectacles qu’il n’approuve pas? Quels sont les critères spécifiques pour ne pas offenser le gouvernement? Va-t-on créer une liste de sujets à ne pas aborder pour nous tenir à l’abri des représailles? Ou nous punir selon des règles non-écrites, floues, nous gardant dans le doute et la peur? C’est ainsi que fonctionnent les gouvernements autocratiques et les organisations d’extrême droite. Non pas au moyen d’une réelle persécution, mais en laissant entendre qu’une telle persécuton peut se produire et, ce faisant, en forçant les gens à s’auto-censurer.
L’effrayant Stephen Harper irait-il, par exemple, jusqu’à créer un «organisme de défense de la liberté religieuse» qu’il inviterait à interférer dans le financement des arts? Y aurait-t-il des coupes si cet organisme se déclare offensé par le contenu de nos spectacles? Beaucoup d’entre nous, dans notre passivité toute canadienne, détestons ce genre de controverse. Elles nous obligent à nous frotter à des questions complexes et émotives. Nous sommes une petite communauté soudée. Presque tout le monde aime Richard Rose. Presque tout le monde aime Michael Healey. Ces deux hommes sont de futurs employeurs potentiels pour un grand nombre d’entre nous. Nous ne voulons pas les blesser. Mais il me semble que la pire chose que nous pourrions faire est de se taire. Le conflit que cette situation impose à notre communauté est très important et devrait nous permettre de grandir.
Sans conflit, il n’y a pas de théâtre. Le conflit nous oblige à sortir de l’inertie et nous mène au changement. Certaines de nos meilleures idées peuvent provenir de nos ennemis – et quelques-unes des pires idées viennent de ceux en qui nous avons confiance. Rien n’est plus constructif que ce qui nous atteint physiquement, émotionnellement ou psychologiquement. Voyons cette situation comme une manière de susciter entre nous une discussion importante, que nous attendons depuis longtemps. Il ne faut pas voir cette rupture entre Michael Healey et Richard Rose comme une sorte de combat dans lequel chacun doit choisir son camp.
Nous devons trouver un moyen de veiller à ce l’argent investi dans l’art, qu’il provienne des gouvernement ou du monde des affaires, vienne sans conditions.
Il faut impérativement discuter du rôle des conseils d’administration de nos théâtres à but non-lucratif et de leur influence sur les décisions artistiques. Nous devons nous assurer que le mandat et la position de leurs membres n’entre pas en conflit avec le mandat artistique du théâtre.
Nous devons discuter et chercher des moyens alternatifs d’augmenter à la fois la sensibilité à notre art dans l’opinion publique et le financement public et privé, de manière à ce que nos organismes artistiques demeurent libres d’interférence partisane. Nous devons discuter de la façon dont nous, professionnels de théâtre, pouvons attirer un public sans cesse croissant sans négliger notre liberté de création.
Il faut se demander si nos théâtres de taille moyenne ont tous les outils nécessaires pour bien promouvoir leur travail. Nous devons discuter de la manière dont une programmation peut générer des revenus sans pour autant que ne diminuent le risque et l’audace.
En fin de compte, quoi qu’on puisse apprendre d’autre sur les motivations de Richard Rose dans cette affaire, nous devons le remercier de ne pas se défiler comme tant d’autres dans sa situation pourraient le faire. En déclarant que le spectacle Michael Healey pourrait conduire à une action déplorable de la part de notre premier ministre, il nous propose l’occasion d’une discussion essentielle.
En parlant publiquement de son histoire avec passion et intelligence, Michael Healey a pris un grand risque, qui ne sera pas payant pour lui à court terme. Mais si cette discussion mène à un changement réel, son risque aura été pour notre communauté théâtrale un cadeau inestimable.
Donc, surtout, il ne faut pas ne pas en parler. D’accord?