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De l’inutilité du théâtre en temps de crise

NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Philippe Couture sur revuejeu.org

Manifestation étudiante du 22 mars / © Jérémie Battaglia
Manifestation étudiante du 22 mars / © Jérémie Battaglia
Je vous fais une confidence.

Je trouve difficile, ces temps-ci, de continuer à aller au théâtre tous les soirs et de trouver ce geste pertinent. En ces temps de soulèvement populaire, alors que je me passionne pour la révolte du mouvement étudiant et me réjouis de l’élection de François Hollande en France, j’ai du mal à croire que le théâtre puisse jouer un véritable rôle social (car oui, j’ai parfois cette naïveté). C’est triste, mais c’est ainsi. Et pourtant, je me réjouis de voir toute une génération de dramaturges et de metteurs en scène occuper la scène avec des spectacles politisés, très critiques de notre société: il y a définitivement un regain de théâtre dit «engagé» sur la scène montréalaise et québécoise. Que me faut-il de plus?

Dans JEU 139, l’auteur dramatique Etienne Lepage me disait ceci en entretien:

«Les artistes, en tant que citoyens, ne peuvent, à mon sens, se permettre de croire quʼen poursuivant leurs quêtes esthétiques, ils travaillent activement à une transformation de la société. Jʼaimerais quʼil en soit ainsi, mais cʼest une vision par trop romantique de lʼArt que je ne partage pas. […] Je veux bien affirmer que le théâtre est essentiel, quʼil faut de la transcendance pour tous (cʼest dʼailleurs mon parti pris), et quʼil existe de ce théâtre dans notre institution-théâtre, mais les luttes sociales ne sʼen trouveront pas mieux servies. Je propose donc que les artistes qui veulent être engagés, mais qui ne luttent pas pour changer notre institution-théâtre, prennent le parti de s’engager en tant que citoyen (et non en tant qu’artiste) dans les luttes sociales et de chercher des moyens extrathéâtraux pour poursuivre leur vision d’une société plus juste.»

Etienne a raison. Quand je le vois, aujourd’hui, s’impliquer au sein de l’Université populaire (Upop) ou manifester dans la rue, je me dis qu’il a raison. Ces gestes-là risquent davantage de créer une différence que les spectacles qu’il crée au sein de nos théâtres institutionnalisés. Mais contrairement à lui, j’ai toujours considéré qu’à notre époque, alors que le théâtre militant n’existe plus, la mise en lumière des enjeux sociaux par le théâtre est aussi une forme d’engagement. Parce que les artistes savent éclairer certaines situations d’une lumière différente, avec des nuances que seul leur regard artistique, parfois décalé, leur permettent. Un regard de côté, parfois, permet d’envisager une lutte sociale selon de nouveaux shèmes de pensée et, qui sait, peut donner envie de mener le combat autrement. Ou à tout le moins d’y réfléchir selon de nouveaux paramètres.

Je suis, par exemple, très préoccupé par la nécessité de réformer notre mode de scrutin pour y intégrer des éléments de proportionnalité. Cet enjeu, très loin des priorités du gouvernement et de l’opinion publique, me semble pourtant prioritaire. Un gouvernement comme celui de Jean Charest, férocement impopulaire, n’aurait jamais été élu majoritaire dans un système proportionnel, et le fait que seulement 42% de la population ait voté pour lui devrait nous sensibiliser à cette mascarade démocratique.

Or, voici qu’un spectacle du Théâtre du Sous-Marin Jaune vient de me pousser à réfléchir à la question selon une nouvelle perspective. Dans une scène deKanata, une histoire renversée (présentement à l’affiche du Théâtre La Chapelle), le marionnettiste Antoine Laprise évoque l’idée que les Amérindiens pratiquaient déjà une forme particulièrement sophistiquée de démocratie directe, avant même de connaître des Français épris de démocratie à l’occidentale. Certes, j’en avais une vague idée. Mais je n’avais jamais vraiment réfléchi sérieusement à la question. Et tout à coup, j’ai eu envie de plonger dans des textes à ce sujet et de partager mes lectures, d’en parler à mes amis, de réfléchir à la manière dont les Amérindiens pourraient aujourd’hui nous inspirer un modèle de démocratie plus représentative. (Certains intellectuels l’ont certainement déjà fait). Tout à coup, mes modèles ne sont plus uniquement ceux de la Grèce Antique, de Porto Alegre, ou ceux que prônent les altermondialistes comme José Bové.

Vous me direz que ma petite prise de conscience ne mènera pas à un grand changement social. Certes. Vous me direz aussi que la pièce d’Antoine Laprise m’a inspiré cette réflexion parce que je suis déjà convaincu de la nécessité de réformer notre mode de scrutin. Que le théâtre, donc, prêche à des convertis. C’est vrai. Mais je continue à utiliser le mot «engagé» pour définir ce type de théâtre.

Vous en pensez quoi? En 2012, après l’abandon d’un certain théâtre militant, après Brecht et après Sartre et Camus, peut-on dire que le fait de mettre en lumière un important enjeu social sur scène est une forme d’engagement?