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Le carré rouge d’Olivier Kemeid

NOTE : Ce texte a d’abord été publié sur le blogue de Philippe Couture sur revuejeu.org

Olivier Kemeid / © Neil Mota
Olivier Kemeid / © Neil Mota
La lutte sociale actuellement menée dans les rues de nombreuses villes du Québec, à coups de casseroles et de marches pacifiques, est fortement appuyée par le milieu théâtral, qui y participe activement. Depuis quelques jours, des hommes de théâtre comme Philippe Ducros, Reynald Robinsonet Olivier Kemeid ont publié ici et là des textes inspirants, exprimant leur propre indignation et leur analyse de la situation. Je vous partage aujourd’hui celui de l’auteur et metteur en scène Olivier Kemeid, déjà viral sur les réseaux sociaux.

 

Nous portons notre carré rouge pour rester libres

Nous portons notre carré rouge pour rester libres.

Nous portons notre carré rouge parce que désormais, plus rien ne sera pareil.

Nous portons notre carré rouge parce que pour la première fois de son histoire, le Québec dépasse ses sempiternelles querelles constitutionnelles pour laisser toute la place à la définition du modèle de société que nous désirons.

Nous portons notre carré rouge parce que la rue parle, la jeunesse se mobilise, les retraités se solidarisent, les professeurs défilent, les artistes s’engagent.

Nous portons notre carré rouge pour demander aux grandes centrales syndicales de commencer à s’investir réellement dans le mouvement – que leur faut-il de plus pour décréter à leur tour une grève générale ? Quelle infamie de marcher silencieusement aux côtés des étudiants sans faire un pas de plus, sans les épauler plus activement, quel signe de déliquescence de la part de nos institutions ! CSN, FTQ, CSQ, où êtes-vous ? Avez-vous peur ? Êtes-vous trop occupés à préparer les prochains déjeuners avec les parrains de la construction ?

Nous portons notre carré rouge fièrement, jusque de l’autre côté de l’Atlantique, où l’on parle sans cesse de nous, parce que la société à laquelle nous aspirons n’est pas un couloir d’urgence d’hôpital champignonné, un chantier de béton effondré de Simard-Beaudry ou un comptoir de caisse populaire néolibérale, mais un État social-démocrate, nourri des influences européennes et nord-américaines, unique au monde, distinct, indépendant, digne.

Nous portons notre carré rouge parce que nous n’avons que faire de rattraper les autres provinces canadiennes, parce que les comparaisons avec les universités américaines ne nous disent rien, parce que la colonisation est terminée à ce que je sache : à nous notre propre modèle, mautadit !

Nous portons notre carré rouge jusque de l’autre côté des grandes eaux devant nos amis Français, Italiens, Belges, Suisses, Espagnols, Allemands, si vous saviez comme ils sont avec nous, comme ils sont emplis d’admiration face à la beauté et au courage de notre jeunesse, et frappés d’indignation devant les dérives autoritaristes et violentes de notre gouvernement.

Nous portons notre carré rouge sous les pavés des rues de vieux pays où l’on nous encourage sans cesse en criant « Ne lâchez pas, on est avec vous, ne vous laissez pas avoir ! ».

Nous portons notre carré rouge jusqu’au bout de la nuit car nous rêvons de voir ce gouvernement éhonté tomber, nous rêvons de le voir enterré à jamais, jeté dans les oubliettes du temps aux côtés des Taschereau, Duplessis et autres obscurantistes du pays qui ont fait tant de mal à notre sauvage besoin de libération.

Nous portons notre carré rouge et implorons le ciel chaque jour que ce rouge reste confiné à ce carré – faudra-t-il attendre des morts pour que ce gouvernement tombe?  – ils n’attendent que ça dans les couloirs feutrés du sinistre bunker, priant qu’une tragédie pousse la rue à rentrer au bercail, ils n’ont plus de morale, en ont-ils même déjà eu, eux dont la corruption, le patronage et le cynisme ont atteint des sommets inégalés ?

Nous portons notre carré rouge pour dire aux députés de la Coalition Avenir Québec et particulièrement à François Legault, pur produit de l’assujettissement de la classe politique aux diktats financiers, que le Québec n’est pas une épicerie et que nous ne sommes pas des légumes génétiquement modifiés sous cellophane, vendus à rabais au plus offrant.

Nous portons notre carré rouge pour te dire, François Rebello que j’ai côtoyé à l’Université de Montréal lorsque tu étais à la FAÉCUM et à la FEUQ, que ce que tu es devenu et ce que tu appuies me rend malade, et que c’est à cause de personnes comme toi que la jeunesse se dégoûte de la politique, et soudain je me rends compte que j’aurais aimé naître en 1992, avoir vingt ans aujourd’hui et être aux côtés de Gabriel Nadeau-Dubois plutôt qu’être de ta génération de courbe-l’échine  – que les manuels d’histoire te couvrent de honte !

Nous portons notre carré rouge parce que la jeunesse d’un pays est sa plus grande richesse, qu’elle vaut tout l’or du monde et que cet or, nous ne le vendrons jamais.

Nous portons notre carré rouge parce que la loi 78 est la loi la plus ignominieuse des dernières années, qu’elle renvoie aux pires heures du Québec, aux heures de peur, aux heures de déréliction.

Nous portons notre carré rouge parce que nous nous souvenons des acquis d’une Révolution tranquille qu’on nous vole depuis 2003, date fatale de l’élection du Parti libéral du Québec, qui renie l’héritage de ses penseurs, ah pauvres Lapalme, Lesage, que vous devez vous retourner dans vos tombes !

Nous portons notre carré rouge pour crier avec Borduas « Messieurs, vous touchez quand même au terme de votre puissance. Je sens que d’ici peu des centaines d’hommes venant des bas-fonds vous crieront à la face leur dégoût, leur haine mortelle. Des centaines d’hommes revendiqueront leur droit intégral à la vie. Des centaines d’hommes revendiqueront leurs droits au travail-passion et vomiront votre travail-corvée insignifiant et stérile. Des centaines d’hommes referont une société où il sera possible de circuler sans honte et de penser haut et net. »

Nous portons notre carré rouge parce que nous ne nous sommes pas débarrassés des curés dans l’éducation pour les remplacer par des banquiers.

Nous portons notre carré rouge pour inviter tous les citoyens qui ont à cœur leur jeunesse, la leur passée, celle présente, celle à venir, à arborer sur leur poitrail les couleurs de la liberté comme figure de proue sur éperon de navire, oui, que tous ceux qui n’osent pas encore afficher leurs couleurs soient pressés de le faire car aujourd’hui, hors rouge ou vert, point de quartier : il n’y a plus de neutralité en temps de crise, ou alors elle prend un autre nom et s’appelle la lâcheté.

Nous portons notre carré rouge parce que si la paix sociale veut dire se mettre à genoux nous ne voulons pas de cette paix sociale.

Nous portons notre carré rouge parce que je n’ai jamais vu autant la poésie reprendre ses droits, dans la rue – là où elle est née, là où elle doit se déployer – sur les pancartes, sur les vêtements, sur la peau, ah Miron le magnifique tu aurais été ému de voir tes mots sur les poitrines de nos Marianne, que dis-je, de nos Jeanne Mance, de nos Simonne Monet-Chartrand, oui nous portons le carré rouge parce que « Nous sommes devenus les bêtes féroces de l’espoir »…

Nous portons notre carré rouge parce que nous ne sommes d’aucun parti mais de toutes les causes de la jeunesse, parce que nous voulons une société plus juste, plus équitable, plus démocratique, plus belle.

Nous portons notre carré rouge pour vous dire, Gabriel Nadeau-Dubois, Jeanne Reynolds, Léo Bureau-Blouin, Martine Desjardins et tous vos collègues debout et dressés comme des oriflammes dans la tempête, que si tout cela devait s’arrêter demain, si tout cela était tué dans l’œuf, nous n’aurons pas lutté en vain et vos seules présences m’ont redonné, à moi et à des centaines de milliers de gens, le goût de me battre au pays du Québec – en ce sens vous avez déjà gagné la bataille.

Nous portons notre carré rouge même si nous n’avons rien à faire d’un moratoire sur la hausse des frais, d’une entente malhonnête et frauduleuse, d’une négociation de longs couteaux ou de courts stylos – il est trop tard.

Nous portons notre carré rouge parce que nous n’avons plus à rougir de comparer notre printemps à celui de nos sœurs et de nos frères arabes, qui ont pavé la voie et montré que « la jeunesse n’a pas à comprendre, elle attaque » (Hubert Aquin).

Nous portons notre carré rouge parce que nous ne voulons pas crier aux armes citoyens ! mais aux urnes, et ça presse.

Moi je porterai mon carré rouge tant que Jean Charest sera au pouvoir.

Je porterai mon carré rouge même si je ne discute pas avec des hommes et des femmes qui ont perdu toute légitimité sociale et politique ; je ne discute pas avec les inféodés à la grande braderie nationale du Grand Nord; je ne discute pas avec l’arrogance, le mépris et la folie de nos dirigeants devenus aveugles, eux qui déjà distinguaient à peine l’horizon.

Je porterai mon carré rouge pour rappeler mes 35 000$ de dettes jugées insuffisantes par Raymond Bachand et ses laquais de Wall Street.

Je porterai mon carré rouge parce que je n’ai jamais été aussi fier d’être Québécois.

Je porterai mon carré rouge parce que je n’ai que mes mots, une casserole, et beaucoup d’espoir.

Je porterai mon carré rouge parce que je veux vivre libre.

Je porterai mon carré rouge dans les grands vents mes amis mes frères mes sœurs mon amour mon fils – l’entendez-vous ?

C’est mon cœur en forme de carré, qui ne cessera jamais de battre.

 

Olivier Kemeid, 25 mai 2012

Auteur, metteur en scène et ex-étudiant encore endetté