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Coup d’envoi du FTA : de la sociologie à la manière d’Ostermeier

Un ennemi du peuple | © Anne-Christine Poujoulat / AFP
Un ennemi du peuple | © Anne-Christine Poujoulat / AFP

Hier soir en ouverture du FTA, c’était la deuxième fois que je voyais Un ennemi du peuple, de Thomas Ostermeier, et je l’ai vécu avec autant d’intensité que la première fois, le soir de la première mondiale au festival d’Avignon.

Je ne vais pas m’étendre sur l’intelligence de ce spectacle dont j’ai déjà parlé ici et, mais je répéterai que je  le considère comme l’un des spectacles européens les plus importants de la dernière décennie. Parce que c’est une actualisation très efficace d’un classique dont le propos colle parfaitement à notre époque. Parce que l’adaptation révèle la profondeur sociologique du vieux texte d’Ibsen et permet une réflexion viscérale sur la démocratie et la manière dont les intérêts privés supplantent les intérêts du public. Parce que les acteurs excellent dans un jeu réaliste désinvolte qui rend parfaitement bien le paradoxe de la nouvelle génération de jeunes gens engagés: révolutionnaires mais avant tout cool et sexy avec leurs guitares, toujours prêts à dégainer un succès à la sauce indie-folk en s’imaginant pouvoir changer le monde à coups de paroles sifflotées.

J’adore ce spectacle, donc, et je n’hésiterai pas à le revoir une troisième fois s’il rencontre à nouveau ma route lors de mes pérégrinages européens annuels. Pourtant, il n’y a pas de grande réinvention formelle dans cette mise en scène d’Ibsen, dont l’esthétique berlinoise branchée peut paraître factice.

En buvant quelques verres au QG du festival après le spectacle, quelques auteurs et comédiens montréalais me disaient avoir reconnu là, malgré leur plaisir de spectateur, un «vieux texte», une «vieille forme», un spectacle «dénué d’invention». Certes. À Berlin, où les spectateurs sont sur-stimulés par l’avant-garde, Ostermeier est parfois considéré comme un metteur en scène de télénovelas. Mais vraiment, réduire son esthétique à des considérations vaguement télévisuelles serait une erreur : il faut absolument tenir compte du regard critique qu’Ostermeier porte sur lui-même et sur les autres bobos de son genre en donnant à son spectacle ce look hipster et m’as-tu-vu. Toute l’œuvre d’Ostermeier est une critique de la nouvelle bourgeoisie urbaine.

Un ennemi du peuple | © Arno Declair
Un ennemi du peuple | © Arno Declair

Ceux qui y voient du téléroman devraient aller faire un tour au Théâtre Jean-Duceppe une fois de temps en temps. Ils comprendraient alors ce qu’est du vrai théâtre téléromanesque. D’ailleurs, je me suis attristé d’apprendre que Pauline Marois, qui a prononcé un discours un peu mollasson au cocktail d’ouverture du festival, n’ait finalement pas pu assister au spectacle. Sa présence, tout de même remarquable dans la mesure où elle est la première chef d’État du Québec à daigner faire un tour au FTA en 28 ans d’existence, aurait pris davantage de sens si elle avait pu voir ce grand spectacle et ainsi mesurer le fossé qui sépare nos théâtres des grandes institutions européennes comme la Schaubühne, où officie Ostermeier.

Elle aurait aussi pu mesurer la colère du peuple contre le système corrompu dans lequel nous baignons: le spectacle orchestre un débat avec les spectateurs, où l’on a pu entendre hier une indignation toute québécoise, pleine de ressenti. Le débat fut de moins haut niveau que lors de la représentation avignonnaise que j’ai vue l’été dernier, mais le Québec est le Québec et c’était somme toute honnête, du moins très sincère.

Ceci dit, il y a une dimension de l’œuvre qui m’interpelle profondément et que peu de gens relèvent. Dans la scène de l’assemblée populaire, point culminant du spectacle, le bon docteur Stockmann met en pièces l’utopie de la famille nucléaire dans laquelle notre société individualisée se réfugie pour se donner l’impression d’avoir encore le sens de la communauté, alors que dans cette cellule familiale se répète trop souvent le modèle commercial avec ses navrantes illusions de bonheur. Dans le même mouvement, il s’attaque au trop-plein de psychologie dans lequel nos sociétés malades trouvent refuge et qui a tendance à individualiser encore plus les problèmes que nous vivons, comme si la maladie mentale n’était qu’un problème cérébral biologique se traitant au cas par cas, au lieu de prendre le taureau pour les cornes pour régler les problèmes sociaux desquels elle tire son origine.

Dans un passionnant article qu’il a fait paraître dans Le monde diplomatique, Ostermeier l’exprime en ces termes:

«Pourquoi nous complaisons-nous à faire étalage d’une psychologie de bazar ? Pourquoi ne traitons-nous pas avec la même passion des ravages sociaux qui déferlent depuis une vingtaine d’années, alors qu’ils pèsent si lourdement sur nos corps et sur nos esprits – horaires de travail élastiques, numérisation du quotidien, obligation de rester joignable en permanence, courriels professionnels reçus jusque tard dans la nuit, identification totale à l’entreprise qui m’emploie, comme si j’étais marié avec elle?  L’infiltration de la pensée économique dans les plus infimes vaisseaux capillaires de la société moderne déforme nos corps, dénature nos affects.»

En ce sens, il rejoint les importants propos du philosophe Jean-Claude St-Onge que rapportait récemment Louis Cornellier dans un article du Devoir.

«Nous assistons à une médicalisation de la détresse psychologique qui fait l’impasse sur les considérations sociales. En ciblant le cerveau, l’approche biopsychiatrique nous épargne la laborieuse recherche du rôle des facteurs sociaux et des conflits intérieurs, sur lesquels insiste justement la psychanalyse, dans la détresse et la misère psychologiques et l’urgente nécessité d’apporter des correctifs aux institutions sociales, ce qui est plus exigeant que la prescription d’une pilule en 15 minutes.»

Voilà le genre de méditations que ce spectacle inspire. Parmi tant d’autres.

 

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