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Un FTA infiltré par le discours marchand

La grande et fabuleuse histoire du commerce | © Elizabeth Carecchio
La grande et fabuleuse histoire du commerce | © Elizabeth Carecchio

 

C’était l’un des enjeux débattus dans Un ennemi du peuple, de Thomas Ostermeier. L’une des manières de comprendre Conte d’amour, de Markus Öhrne. L’un des sujets d’investigation de Nella Tempesta, du Théâtre Motus. La prémisse de Winners and losers, de Marcus Youssef et James Long. Et même l’une des pistes de réflexion lancées dans Beauty remains, de Robyn Orlin. L’infiltration du discours marchand et des codes de la surconsommation dans nos interactions et nos comportements était assurément l’un des fils conducteurs de la programmation de ce FTA.

Rien de neuf sous le soleil : cet enjeu obsède les auteurs de théâtre depuis le début des années Thatcher et Reagan. Le théâtre actuel ne s’en lasse pas et cherche à varier les formes et les points d’appui pour en discuter, ce qui est évidemment sain et souhaitable.

Ayant cela en tête, j’ai d’abord été désarçonné en fin de festival par La fabuleuse histoire du commerce, de Joël Pommerat, qui, dès ses premières scènes, se compare très désavantageusement à Glengarry Glen Ross, la pièce-culte de David Mamet. Elle adopte plus ou moins la même prémisse, orchestrant une tension grandissante entre des vendeurs ambulants qui n’arrivent plus à remplir leurs objectifs et qui sont forcés d’entrer en compétition pour conserver leur emploi.

Chez Mamet, cette situation met en relief la contamination du langage par les codes du commerce et engage les personnages dans une cruelle lutte de pouvoir.  Principalement axée sur la relation dominant-dominé, Glengarry Glenn Ross met en scène des duos de personnages se confrontant dans une langue crue et expose la dureté des interactions humaines dans une société capitaliste et fortement urbanisée. Le film tiré de la pièce par le réalisateur James Foley en offre de nombreux savoureux exemples.

Or, le grand Joel Pommerat, qui sait donner à des dialogues banals une tournure  philosophique et révéler dans le quotidien de profonds dilemmes humains, ne maîtrise pas aussi bien que Mamet les subtilités de l’agression verbale et ne sait pas architecturer la progression du dialogue de manière aussi violemment rythmée que le célèbre auteur dramatique américain. J’avoue m’être longuement demandé ce qu’il était venu foutre dans cette galère, avec ses personnages de vendeurs dépités, se plaignant de leur sort dans des chambres d’hôtel quelconques et cherchant à asseoir leur autorité et leur supériorité sur une jeune recrue. J’ai eu peur d’être pour la première fois déçu par Pommerat, qui est l’un des plus grands metteurs en scène européens du moment et dont l’esthétique cinématographique et les dialogues savamment construits font toujours mouche.

Mais le pire a été évité. Mamet fait de la sociologie des interactions humaines, à la manière d’Erving Goffman. Pommerat évolue plutôt dans les sentiers de la morale et de la psychologie. Son spectacle explore les séquelles intimes laissées par le langage de la vente et les lois du commerce sur ces hommes devenus au fil du temps trop habiles dans la manipulation psychologique. Dans leur psyché torturée par le commerce de détail se confondent toutes les notions: les définitions du bien et du mal, ou la notion de confiance, se conforment aux nécessités du commerce et finissent tôt ou tard par plonger les vendeurs dans un indélogeable trouble.

En arrière-plan, Pommerat explore la peur que les mouvements sociaux, comme Mai 68 ou les actuelles manifestations européennes contre les mesures d’austérité, provoquent chez les partisans du libéralisme à tout crin, tout en mettant en relief le fait que cette peur est un moteur puissant dans l’exercice de ce libéralisme. Bien au chaud dans leurs chambres d’hôtel, les vendeurs accusent les mouvements sociaux de tous leurs maux tout en s’appuyant sur eux pour justifier la commercialisation de produits destinés à assurer la sécurité individuelle de leurs clients et la protection de leurs droits individuels, au détriment du collectif. Un joli paradoxe, très intelligemment déployé dans cette pièce en deux temps, tiraillée autour des mêmes enjeux entre deux époques.

Bref, une bien belle conclusion, très éclairante, à un festival qui a décortiqué, parmi d’autres choses, le discours marchand dans toutes ses facettes et de toutes les manières.

Vivement l’an prochain!