BloguesÉnergie et environnement

Quand les machines à vapeur étaient… solaires!

Bien qu’on associe généralement le XIXe siècle au charbon, cette source d’énergie n’est imposée que tardivement, pour atteindre son sommet vers 1900. En réalité, rappelle François Jarrige, maître de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, l’époque victorienne a été marquée par une intense course aux nouvelles énergies, longtemps dominée par la traction animale, le vent et même… le soleil. L’idée persistante de « l’énergie illimitée du soleil » apparaît en effet dès 1870!

Je n’ai pas l’intention ici de résumer toute la conférence prononcée au début de mai par l’historien (voir les sources plus bas pour le lien), seulement d’en dégager quelques idées fortes avant de revenir sur cette histoire oubliée d’énergie solaire au XIXe siècle. Selon François Jarrige, il importe de réécrire l’histoire énergétique du XIXe siècle. La victoire du charbon n’était pas inéluctable et, dans les faits, elle a affronté de nombreux obstacles. Le XXIe siècle est en train de renouer avec cette inventivité en matière d’énergie.

moulin-a-eau

Perfectionnement des sources existantes
Au début du XIXe siècle, les machines à vapeur demeurent des curiosités et le charbon, lourd et difficile à transporter, reste peu disponible. La ville de Manchester, en Angleterre, est longtemps le centre et la principale démonstration des possibilités de la vapeur. Dans les régions moins bien pourvues en charbon, on exploite de plus en plus rationnellement la traction animale, le vent et l’eau.

Les moulins à eau sont partout depuis le bas Moyen Âge. Au XIXe siècle, l’utilisation de rouages en métal permet d’en améliorer le rendement (moins de friction) et la durée de vie. En 1832, l’invention de la turbine hydraulique permet de fournir plus de puissance que la traditionnelle roue à aubes. Dans la majeure partie de l’Europe et des Amériques, le moulin à eau est le premier et principal moteur de la révolution industrielle.

Le moulin à vent connaît une évolution semblable. Il n’est pas utilisé pour produire de l’électricité, comme les éoliennes actuelles, mais pour produire une force mécanique et animer des machines, comme les meules qui broient le grain pour en faire de la farine.

Mais le principal usage du vent demeure le transport. Un premier navire à vapeur prend la mer dès 1812, mais ces engins demeurent rares. La marine à voiles améliore sans cesse ses techniques et atteint son sommet vers 1870. Les grands clippers pouvaient maintenir une vitesse moyenne de 16 nœuds (30 km/h), une vitesse qu’adoptent encore les cargos modernes pour réduire leur consommation de mazout.

Autre technologie oubliée : les manèges à chevaux. Il s’agit d’atteler un ou plusieurs chevaux à un axe, pour faire tourner une machine. L’idée remonte à la renaissance, mais le XIXe siècle perfectionne et généralise ces machines. L’arrivée du train, paradoxalement, stimule le traction animale : le chemin de fer permet de transporter beaucoup de marchandises sur les grands axes, mais ce sont les transports à traction animale qui permettent de livrer le tout chez le destinataire final.

voitureachien

Plus exotique encore, la traction canine. À l’époque, il n’est pas rare de voir de petites charrettes tirées par des chiens! Ce transport bon marché est particulièrement prisé par les marchands ambulants tirant de faibles charges : laitières, fermières, boulangers, facteurs, ramasseurs de bois mort… Fait à noter, le chien, animal aristocratique et plutôt rare au XVIIIe siècle, se démocratise en partie en raison de la « voiture à chien ».

La grande histoire de l’électricité ne débute véritablement que dans les années 1880, car ses principes sont mal compris auparavant. Toutefois, dès les années 1840, la pile de Volta permet d’utiliser l’électricité pour certains travaux de galvanisation et de placage (pour l’argenterie, en particulier).

Autre source d’énergie importante, bien que rarement mentionnée pour le XIXe siècle : le pétrole, qui arrive sur le marché dans les années 1850. Surtout utilisé sous forme de kérosène pour les lampes, il remplace l’huile de baleine utilisée jusque-là et sauve ces mammifères de l’extinction. La lampe à kérosène devient un objet de la vie quotidienne bien avant la démocratisation de la machine à vapeur.

De Jevons à l’énergie solaire
Le charbon, on le voit, fait face à une forte concurrence tout le long du siècle, d’autant que la plupart des grands gisements n’ont pas encore été découverts. De plus, de nombreux penseurs s’interrogent déjà sur les dangers d’une dépendance à cette énergie non renouvelable. Parmi les plus influents de ces critiques, notons l’économiste britannique William Stanley Jevons (à qui l’on doit aussi l’important paradoxe de Jevons) qui prédit dès 1865 dans The Coal Question que l’ère du charbon ne durera que quelques générations.

Loin de passer inaperçues, les sombres prédictions de Jevons sèment la consternation. Y a-t-il des solutions plus durables? Depuis longtemps, le soleil fascine. Buffon, Lavoisier, Saussure l’étudient dès le XVIIIe siècle et imaginent les premiers capteurs. Aux États-Unis, John Ericsson mesure la valeur énergétique du rayonnement solaire et, dès les années 1860, il équipe une petite machine à vapeur d’un miroir solaire parabolique qui remplace l’énergie du charbon. En 1868, il écrit dans The Use of Solar Heat as a Mechanical Motor-Power que seul le soleil permettra d’éviter une future crise globale des ressources énergétiques

La première véritable application pratique est un jeune professeur de physique, Augustin Mouchot. Dès les années 1850, il expérimente la construction d’appareils utilisant la chaleur du soleil à des fins domestiques ou industrielles. En 1865, il réalise un miroir parabolique capable de porter le contenu d’une marmite d’eau à ébullition en cinq minutes. Au début des années 1870, avec l’aide de l’État, il commence à associer ses miroirs paraboliques à des machines à vapeur.

mouchotssolarengine

L’une de ses premières machines, dotée d’un miroir de 4 mètres carrés, vaporise 140 litres d’eau en cinq minutes et génère une force environ un demi-cheval-vapeur. En 1878, Mouchot présente un appareil doté d’un miroir de 20 mètres carrés et d’une puissance d’un cheval-vapeur à l’Exposition universelle. L’un de ces engins est utilisé en 1882 pour actionner une presse à imprimer.

Ces machines à vapeur solaires suscitent beaucoup d’espoir à l’époque. On les destine notamment aux colonies françaises, où le soleil est bien plus facile d’accès que le charbon. Mais une vague de grandes découvertes vient atténuer la peur de manquer de charbon. C’est alors que ce combustible amorce son irrésistible ascension, pour devenir « King Coal » (le roi charbon) vers 1900. Mouchot meurt dans la misère en 1912.

Le chimiste Henri Le Chatelier jugera que « la machine à vapeur de M. Mouchot coûte extrêmement cher pour recueillir une fraction infinitésimale de la puissance rayonnée, moins de 1 % ». Il reconnaît toutefois qu’il « faut cependant espérer que l’on arrivera à résoudre ce problème de l’utilisation directe de la puissance solaire avant l’épuisement des mines de houille. »

Rejetée par les scientifiques, la première révolution solaire devient une sorte de mythe populaire. Émile Zola, notamment, fait de l’énergie solaire l’un des thèmes de son roman Travail, paru en 1901. Il y voit l’énergie de l’avenir, qui doit permettre réorganisation complète de la société en remplaçant les procédés archaïques de l’industrie capitaliste. L’époque est aux utopies énergétiques : à la même époque, les anarchistes croient que l’électricité va abattre la société bourgeoise, en permettant la création de petits ateliers indépendants dispersés, échappant au contrôle capitaliste des moulins à eau et des lourdes machines à vapeur.

Sources :

Oubliées, les énergies alternatives?, conférence vidéo de François Jarrige (3 mai 2016)
« Mettre le soleil en bouteille » : les appareils de Mouchot et l’imaginaire solaire au début de la Troisième République, de François Jarrige
Le paradoxe de Jevons