Mon tout premier voyage en Europe m’avait enfin emmené à coup d’auto-stop vers ce qui était au fond ma véritable destination ultime : le Danemark et ses plages remplies-lisait-on dans les guides de voyage- de milliers de blondes qui attendaient impatiemment la visite d’un jeune québécois de 18 ans au sommet de sa forme physique et aux cheveux de jais. Tout moi ,autrement dit.
C’est ainsi que suis arrivé plein d’espérance et presque vide de cash aux portes de Copenhague. Après un mois de voyage à travers l’Europe, mon budget quotidien en était rendu à $2.70. Nous étions beaux être en 1968, ce n’était pas beaucoup. Il fallait donc que je prenne des mesures draconiennes. D’abord la nourriture. Très rapidement, j’en suis arrivé à adopter un régime équilibré. J’avais découvert un resto self-service où pour quelques krones- la monnaie locale avant l’arrivée de l’euro- on vous servait un œuf et votre poids en patates. J’étais donc devenu un pilier de la place. Pour varier mon menu, je visitais des brasseries. Pas des brasseries dans le sens commercial du terme; de véritables brasseries; celles où on brasse de la bière. En effet, Copenhague comptait 2 grandes brasseries nationales : Carlsberg et Tuborg. J’avais appris qu’on y faisait faire des visites guidées –et gratuites!- aux touristes, visites qui se terminaient par une dégustation de bières et de mets typiquement danois. J’étais donc devenu un pilier de ces 2 places jusqu’à temps que des guides futés commencent à me repérer et m’interdisent d’entrer. Pas étonnant que je ne boive presque plus de bière depuis.
Autre coupure majeure dans mes dépenses : le coucher. En arrivant à Copenhague, je m’étais installé à l’Auberge de Jeunesse locale. Je ne sais pas si cette vénérable institution existe encore, mais à l’époque, c’était le refuge à prix très modique du jeune auto-stoppeur typique. Mais modique ou pas, c’était encore trop cher pour moi. J’avais donc mis au point un plan diabolique : à tous les soirs, un peu avant 10 heures (heure de fermeture des chambres de l’Auberge), je me glissais discrètement dans un des dortoirs- chaque dortoir contenait à peu près 50 lits à étages- et je me glissais alors encore plus discrètement SOUS un des lits. Directement à même le sol .Une fois couché sur le dos et dissimulé par les draps tombant du lit qui me surplombait, j’adoptais pour toute la nuit la position couchée sur le dos, vu qu’une fois installé, c’était impossible de me tourner sur le côté. C’était nettement très inconfortable, mais il faut croire que la somme conjuguée d’une centaine de bas d’auto-stoppeurs jonchant le sol avait un effet somnifère sur moi.
J’ai fini par me rendre à l’évidence : ça ne pouvait pas continuer longtemps comme ça. J’ai songé à me trouver un emploi (j’étais à Copenhague pour un mois) mais à part un rôle de figurant dans un film porno, industrie qui était florissante à l’époque en Scandinavie, il n’y avait rien de trouvable; j’en étais rendu à donner une pinte de mon sang contre une paire de beignes. Puis est arrivé mon coup de chance. Dans ma petite communauté d’amis rencontrés à l’auberge de jeunesse- en général, des gars qui m’abritaient sous leur lit- une rumeur s’est mise à circuler. Pas très loin de l’auberge, il y avait un bloc-appartement voué à la démolition dans quelques mois mais dont les logements étaient non seulement encore logeables, mais disponibles pour le premier venu, vu que leurs portes n’étaient plus fermées à clé. Bon, d’accord, il n’y avait plus d’électricité, mais quand même de l’eau courante!
Une demi-journée plus tard, nous sommes 7 ou 8 à squatter un appartement. C’est un 4 pièces , avec 2 portes d’entrée donnant sur palier; quand nous y sommes arrivés, une des portes était fermée à clé et l’autre…légèrement défoncée. Bon, et alors? L’important, c’est qu’il y a bel et bien l’eau courante et qu’en bonus, l’ex-propriétaire a laissé quelques meubles : sofa, table, quelques assiettes et ustensiles, et même 2 ou 3 bibelots. C’est le bonheur, quoi! Nous nous installons tant bien que mal : il y a 2 français, 2 égyptiens fuyant le service militaire ainsi qu’un joueur de « steel drum » venu de la Trinidad pour gagner sa vie en tambourinant sur un couvercle de baril de pétrole dans les rues de Copenhague.
Un bon matin, étendu par terre dans mon sac de couchage- ce qui est un net progrès par rapport à mon dessous de lit à l’auberge de jeunesse- j’entends une clé tourner dans une serrure : c’est la locataire légitime de l’appartement qui rentre de la campagne! Du moins c’est ce qu’elle m’explique furibonde en anglais, langue que je suis le seul à parler dans mon groupe de joyeux lurons. Je l’amadoue en lui expliquant le malentendu. Ma gang de zoufs ramassent penauds leurs affaires et nous quittons à la queue leu-leu l’appartement. Je suis le dernier à sortir mais Kirsten –car c’est là le nom de notre squattée – m’attrape en me disant que moi, je peux rester. Retournement imprévu.
Donc je m’installe plus légalement chez Kirsten. Quand je dis « légalement », c’est une façon de parler; Kirsten est une jeune divorcée charmante, sans le sou et qui porte une affection immodérée au Hash très puissant. Parfois je me réveille la nuit et je la trouve en train de gratter furieusement l’intérieur du fourneau de sa pipe pour y trouver des restes à fumer. Et parlant de se réveiller la nuit, il m’arrive un truc désagréable : je suis victime d’une rage de dents qui m’empêche de dormir 2 nuits de suite. Je me retrouve donc dans un état lamentable : ça fait 48 heures que je n’ai ni mangé ni dormi. Encore une fois, Kirsten vient à mon secours; tout d’abord elle me force à fumer- j’entends vos rires narquois- du puissant hash à l’opium. Puis, pour être certaine d’une rapide guérison, elle m’oblige à prendre des comprimés que sa propre mère utilise quand elle a mal à la tête, en négligeant par contre de me mentionner que la dite mère est internée à l’asile.
Je croque les pilules.En peu de temps, je dois avouer que je commence à me sentir beaucoup mieux. Un peu étourdi, vaguement stupide, très fasciné par la manière dont les murs de l’appartement vacillent, mais somme toute beaucoup, beaucoup mieux. Lorsque Kristen me signale que nous allons manquer de beurre- les récentes améliorations draconiennes à mon budget me permettant de me payer de tels luxes- je me porte volontaire pour aller en chercher au petit supermarché de l’autre côté de la rue. Je dévale donc les marches du quatrième étage où nous habitons et me retrouve sur le trottoir devant l’appartement.
Et c’est là, en plein gros soleil de l’après-midi que l’effet cumulatif de mon récent lifestyle –y compris sans doute le trop de sang que j’ai échangé contre des beignes- se fait soudainement sentir. Sous le soleil aveuglant, la tête m’explose et j’arrive quand même à voir toutes sortes de couleurs et surtout les pigeons; les hordes de pigeons qui hantent les rues de Copenhague; et en cette journée précise, les pigeons GÉANTS qui hantent les rues de Copenhague. Et justement, une tribu de ceux-ci décollent et partent à voler dans ma direction. N’écoutant que ma lâcheté, je me lance à plat ventre sur le trottoir, sous le regard médusé d’un groupe de touristes qui ne demandaient pas mieux que de photographier les ébats étonnants du seul danois à cheveux foncés du coin. Les pigeons repartent faire ce que les pigeons doivent faire et je me relève, nonchalant, en balayant négligemment la poussière de mes vêtements. J’entre d’un pas tranquille dans le supermarché. Sauf que dès que j’en franchis les tourniquets, je suis saisi d’une peur panique et pars à courir dans les allées. Pour rapidement ressortir du magasin. Je refais le même manège quatre fois avant d’enfin attraper une livre de beurre du bout des doigts. Je paye et à peine 75 minutes plus tard, je remonte enfin chez Kirsten où, débarrassé enfin de ma rage de dents, j’arrive enfin à déguster des pâtisseries danoises- évidemment- bien recouvertes de beurre. Sans pigeons géants autour.