BloguesLe blogue de Pierre-Luc Brisson

Charte des valeurs: faire le deuil d’un Québec mythifié

La première ministre a écarté cette fin de semaine le spectre du déclenchement d’un scrutin automnal. Ce faisant, elle devance le dépôt prochain de la fameuse Charte des « valeurs québécoises », qui ne pourra ainsi faire l’objet d’une élection à valeur référendaire, sur le thème d’une identité nationale qui serait à préserver. C’est donc aux parlementaires québécois qu’il incombera d’adopter cette Charte qui passera fort probablement au travers du tamis des compromis partisans, gouvernement minoritaire oblige! L’offensive identitaire du PQ, comme je l’écrivais en septembre dernier, ne visait qu’à ménager l’ouverture d’une fenêtre électorale à l’automne. Malheureusement pour le gouvernement, l’aiguille des intentions de vote ne bouge pas, quant à elle, aussi vite que la volonté de la première ministre de décrocher une majorité parlementaire… Le week-end dernier, les « Janette » et les opposants à la Charte ont à nouveau défilé, alors que le ministre Drainville continue à souffler le chaud et le froid sur les modifications probables que son gouvernement pourrait apporter à une Charte qui n’est toujours pas déposée en bonne et due forme et sur laquelle on spécule depuis deux mois.

Le débat s’est vite envenimé, comme toute chose qu’on laisse trainer trop longtemps – sans doute à dessein – et les accusations de xénophobie, ou de bonasserie, ont vite fusé. Les opposants les plus farouches de la Charte ont enfourché le cheval de la lutte à l’intolérance, alors que les partisans du projet ont vite amalgamé les « gauchistes », les islamistes et les féministes les plus « molles » dans un même tout, accusés d’être les idiots utiles du machisme et de l’islamisation insidieuse de la société. C’est ainsi que l’on a le plus sérieusement du monde prétendu que la Charte allait être la dernière pièce législative majeure consacrant la laïcité de notre État, tout en permettant, du même coup, le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale ou les prières avant les séances des conseils municipaux…

 

Or nous savons bien que dans son application pratique, comme le soulignait Jacques Parizeau, la Charte viserait plus particulièrement les femmes musulmanes portant le hijab, et ce, bien plus qu’elle ne toucherait les catholiques qui constituent la majorité de la population francophone du Québec. C’est d’ailleurs chez les Québécois dits « de souche », particulièrement les hommes moins scolarisés habitant hors de l’île de Montréal – et donc les moins confrontés aux enjeux de l’intégration – que la Charte a récolté le plus d’appuis. Non pas que le projet du gouvernement en lui-même soit xénophobe ou intolérant, malgré ses incohérences et l’apparente iniquité dans le traitement des religions. Pauline Marois n’est pas une leader xénophobe, pas plus que ne le sont ses collègues du conseil des ministres, et l’accusation de racisme n’est que le refuge rhétorique pratique de la presse torontoise, toujours incapable d’une analyse plus approfondie sur la société québécoise…

 
Il n’empêche que si le projet en lui-même, bien qu’il soit contestable et perfectible, n’est pas foncièrement xénophobe, les stratèges péquistes ne peuvent ignorer qu’une partie importante de leurs appuis proviennent d’une peur, d’une fausse perception vis à vis de « l’autre » bien présente dans la société québécoise, comme dans toute société humaine. Cette peur, cette xénophobie latente au sein de chaque société – c’est bien ce que veulent dire les mots grecs xenos et phobos, « peur de l’étranger » – s’est exprimée dans les tribunes publiques et sur les médias sociaux comme on ne l’avait jamais vu depuis la crise des accommodements raisonnables. À grands coups de « nous autres » et de formules du genre « Il faut mettre nos culottes! », ce qu’il y a de pire au sein de la société québécoise s’est parfois exprimé, jusque dans la bouche même d’artistes reconnus et admirés qui, comme Denise Filiatrault, lançait que les femmes portant le voile étaient « des folles » alors que Janette Bertrand, quant à elle, disait avoir « peur » d’être soignée par une musulmane…

 

Il semble ici que l’on a réussi à faire éclater en quelques semaines l’un des grands mythes dont se berce le Québec et qui veut que notre société soit une nation plus ouverte et plus tolérante que bien d’autres sociétés occidentales. Ce mythe s’ajoute à celui qui prétend que le Québec est un pays plus ouvert à l’environnementalisme, plus « vert », alors que l’on s’apprête pourtant à forer « proprement » Anticosti et le golfe du Saint-Laurent. Comme me le faisait remarquer avec humour une connaissance, notre mythe collectif touche aussi notre agriculture et nos gastronomie,  nos « 300 fromages d’ici » ne faisant pas le poids devant les seuls 700 fromages du Wiscosin, produits au sud de la frontière chez les « incultes » Américains…

 

Et bien sûr, lorsque l’on s’attaque à ce mythe collectif que nous nous sommes créé, peut-être par besoin de se différencier autrement que par la langue et la culture des Canadiens ou des Américains, il s’en trouve pour temporiser ou minimiser, pour entretenir la flamme du mythe…

Une femme musulmane est insultée, prise à partie dans un centre commercial de Québec? Un cas isolé, bien entendu! Une mosquée est aspergée de sang de porc au Saguenay, la ville même du maire qui dénonçait ceux dont « on n’est même pas capable de prononcer le nom » ? L’œuvre d’un déséquilibré, il va de soi! Les centres de femmes dénotent une augmentation des plaintes de musulmanes qui se disent victimes d’intimidation? Rien à voir avec la conjoncture actuelle et le débat sur la Charte, allons donc! Un candidat à la mairie de Saint-Jean-sur-Richelieu, pourtant né au Québec,  se fait apostrophé sur la base de ses origines arabes un peu trop « ostentatoires » ? Sans doute un épiphénomène. Toujours, l’étiquette du « cas isolé » sert à cataloguer les gestes qui dénotent une réalité bien concrète dans plusieurs régions : oui il existe un arrière-fond raciste ou xénophobe dans notre société, comme dans toute société humaine et, même si cette idée vient heurter de plein fouet notre propre conception d’un Québec idéalisé, dans lequel le racisme aurait été vaincu, il nous faut prendre acte de ces incidents et combattre cette intolérance larvée.

 

Les Québécois sont-ils plus « ouverts » que leurs voisins anglo-saxons ou leurs cousins Français? Peut-être que l’individualisme nord-américain, le « vivre et laisser vivre » nous en ont donné l’impression… L’on se targue souvent que le Québec a adopté, très tôt, le mariage entre conjoints de même sexe. Les homosexuels veulent se marier et adopter? Grand bien leur fasse! Vivre et laisser vivre… sauf lorsqu’on voit deux hommes s’embrasser dans la rue! Il faut visionner le récent reportage réalisé par La Presse sur les préjugés des Québécois pour s’en convaincre: cachez ce baiser qu’on ne saurait voir! Les musulmanes veulent porter le voile dans la rue, les Sikhs le turban et les Juifs la kippa? Encore et toujours, vivre et laisser vivre… Or « tolérer » ne veut pas dire accepter et il suffit que l’on propose une loi électoraliste faisant vibrer la corde sensible de l’identité pour que l’on réveille bien vite la suspicion et  la peur de l’ « autre ».

 

Les Québécois ne sont ni plus racistes, ni plus « ouverts » que ne le sont la plupart des peuples occidentaux… Ils ont leur cheminement historique propre, une culture et une situation de minoritaires qui teintent leur vision du monde. Ce parcours historique, cette spécificité culturelle ne doivent cependant pas nous soustraire, collectivement, à la responsabilité de vigilance qui doit être la nôtre face à l’intolérance et à la xénophobie. Pour une société de petite taille, il s’agit d’un impératif pour ne pas subir les contrecoups du repli et de la peur qui étoufferaient notre débat public et qui distendraient les liens entre les Québécois de diverses origines. Notre démocratie et notre vie en société en dépendent. Pour y parvenir, il nous faudra cependant faire le deuil d’un certain Québec mythifié afin de confronter la réalité… Après tout, il s’agit peut-être là d’une conséquence inévitable pour une société mûre (enfin!) et qui, loin de se replier dans une vision fantasmée d’elle-même, se doit d’affronter avec aplomb les enjeux auxquels elle est confrontée.