BloguesLe blogue de Pierre-Luc Brisson

Le Québec au temps du populisme

Tout a été dit, ou presque, à propos du projet de Charte de la laïcité (jadis « des valeurs québécoises ») du gouvernement péquiste. Après des mois de débat, dans l’arène politique et médiatique, force est de constater que c’est la prochaine campagne électorale qui pointe déjà au début du printemps qui tranchera la question, et ce, malgré la polarisation extrême de l’opinion publique sur la question. Au-delà du sort qui sera réservé à la pièce législative du gouvernement, il me semble que c’est notre propre incapacité à mener de front un débat le moindrement raisonné qui a été mise de l’avant ces dernières semaines, alors que le populisme et le jaunisme médiatique ont largement pris le pas sur la nécessité d’un dialogue républicain calme et posé, sur une question aussi fondamentale que celle de la laïcité et de l’intégration des nouveaux arrivants. Lorsque le populisme devient une vertu, difficile de voir poindre les lumières d’un débat éclairé.

Un débat mal engagé

Comment se surprendre que nous en soyons arrivés là, alors que le débat lui-même a été lancé par le gouvernement, par le biais d’une fuite savamment orchestrée dans les grands médias nationaux, sur des prétextes vaseux où l’on ne pouvait que déceler la stratégie électoraliste. Rien ne nous préparait à un pareil débat, ni l’actualité du moment – il y avait bien longtemps que la presse n’avait fait ses choux gras d’un accommodement « déraisonnable », preuve qu’il s’agissait bien là d’un problème de second ordre – ni aucune autre commission ou étude sur la question. L’automne dernier, le gouvernement comptait entrouvrir une fenêtre électorale et la Charte devait lui fournir, comme c’est le cas aujourd’hui, le terrain de bataille nécessaire afin de décrocher une majorité parlementaire. Comme je l’écrivais en septembre dernier, cette stratégie est l’aboutissement logique d’une longue « offensive identitaire », lancée avec l’arrivée de Pauline Marois à la chefferie du PQ, suite au traumatisme vécu en 2007 par la défaite d’André Boisclair aux mains de l’ADQ sur le dossier de l’identité nationale et des accommodements raisonnables…

Un débat mal engagé, donc, puisque d’emblée il se posait sur le terrain de l’irrationnel et de l’émotif, sur le terrain de la défense de l’identité nationale qui est avant tout une affaire de cœur, le ministre Drainville y allant à grands coups de « nous autres » et de « il faut mettre nos culottes ». Conjoncture tout à fait nouvelle au Québec, mais qui nourrit depuis quelques années déjà un certain discours porté par la droite et l’extrême-droite française et européenne, celui de la défense de l’identité nationale conjuguée à la mise de l’avant d’une certaine « laïcité » qui n’en est pas une et qui se veut, avant tout, un procès d’un islam fantasmé que l’on juge « envahissant ». Personne n’est dupe ici : c’est bien à propos du voile islamique et de l’ensemble de ses déclinaisons, jusqu’au tchador qui n’est fort probablement pas porté en sol québécois, que le débat porte depuis des semaines… Comme le résumait le sociologue français Jean Baubérot: « La nouvelle laïcité n’est plus la solution politique inventée pour résoudre des antagonismes induits par une domination politico-religieuse, elle transforme la laïcité en marqueur culturel actuel d’une identité française séculaire: la laïcité positive se situe en étroite continuité avec l’action civilisatrice – et dominatrice –  de la chrétienté: c’est une « catho-laïcité » . » (Baubérot, La laïcité falsifiée, 2012, p.66)

Or, la défense de l’identité, le patriotisme exacerbé, lorsqu’il n’est pas balisé par ceux-là même qui entendent le faire vibrer, en bien ou en mal, est une bombe à retardement dont les déflagrations sont difficilement prévisibles. Plutôt que de mener le débat sur le terrain de la rationalité, en avançant à l’appui analyses et statistiques, en se tournant vers ceux qui ont fait de l’étude des questions religieuses et sociales le centre de leur vie intellectuelle, le ministre Drainville a sciemment choisi de jouer la carte du populisme, la carte du peuple contre des élites intellectuelles jugées « déconnectées ». Rien n’a mieux illustré cette situation que la discussion – lire ici le débat de sourds – entre Bernard Drainville et le sociologue Gérard Bouchard, sur le plateau de Tout le monde en parle. À l’intellectuel qui lui demandait  sur quelles études, sur quelle situation dont l’urgence commandait une telle intervention du gouvernement dans le dossier des droits et libertés, le ministre s’est contenté d’une défense se résumant à ces quelques mots: « Oui mais nous, sur le terrain, les Québécois nous disent que ça n’a pas de bon sens… »

L’intellectuel et la cité

 Si tant est que l’on croit un tant soit peu à la représentativité démocratique et à l’importance du politique, le gouvernement du Québec est dans son droit de vouloir se pencher et légiférer sur la question de la laïcité et de l’intégration. Et c’est bien là qu’achoppe la critique purement légaliste mise de l’avant depuis quelques temps par de nombreux opposants à la Charte, dont ceux s’étant réunis sous l’étiquette de « Québec inclusif ». Non pas que leurs arguments ne soient pas valables, mais en voulant s’attaquer à la capacité d’action du gouvernement, l’on ouvre un boulevard rhétorique aux partisans de la Charte qui auront beau jeu de défendre les principes et la capacité d’action du gouvernement démocratiquement élu. Non, c’est sur le terrain du populisme que la critique doit se transporter.

En déconsidérant la voix des intellectuels, qu’ils soient sociologues, philosophes ou historiens, en rejetant du revers de la main l’opinion de juristes (le Barreau serait ainsi partisan du « statu quo », alors que le PQ se faisait fort de le citer lorsque venait le temps d’attaquer le gouvernement de Jean Charest en 2012), le gouvernement s’aliène un groupe qui n’a pourtant pas vocation à s’opposer à lui et qui, advenant un nouveau référendum sur la souveraineté, se rangerait fort probablement dans le camp de ses alliés objectifs. Pire encore, en les opposant au reste de la population appuyant son projet, il nous force à nous poser la question de la place des intellectuels dans la cité et de leur contribution au débat public, intellectuels auxquels l’on préfère l’appui des Pineault-Caron de ce monde (et ils sont nombreux) malgré le fond de préjugés sur lequel repose leur opinion. À moins qu’on ne se drape dans un certain relativisme afin de se poser en défenseur de l’opinion « du vrai monde » (qui repose peut-être sur des appréhensions compréhensibles), la pensée d’un chercheur sur la question ne peut avoir la même profondeur ou la même pertinence que celle d’habitants de la Côte-Nord, qui n’ont pour la plupart jamais été confrontés aux problématiques de l’intégration. Et la faute ne leur revient pas, puisqu’on ne leur demande jamais de prendre part aux débats de la cité et ainsi de participer à cette œuvre éducatrice que devrait être celle de la voie démocratique, comme le résumait John Stuart Mill : « Il [le citoyen] est appelé, dans ce type d’engagement, à peser des intérêts qui ne sont pas les siens, à consulter en face de prétentions contradictoires une autre règle que ses penchants particuliers, à mettre incessamment en pratique des principes et des maximes dont la raison d’être est le bien public… » Comment y parvenir, si on ne les consulte qu’une fois aux quatre ans, dans le cadre d’élections qui, admettons-le, ne brillent pas par la profondeur et la qualité des discours qui sont offerts aux électeurs. Et comment ne pas se désoler, si plutôt que de les emmener à réfléchir posément sur la place de la religion dans nos sociétés, l’on s’appuie, sans le dire explicitement, sur les préjugés qui persistent auprès d’une certaine frange de la population afin de monter une mise en scène autour d’un projet de loi qui permettra de faire le plein de voix aux prochaines élections.

Le danger du populisme, c’est qu’il ne choisit pas ses combats. Il parasite et marque durablement l’espace public. Ceux qui l’instillent dans le débat dans l’espoir de gains rapides déchanteront bien tôt ou tard. Lorsque les ondes ne seront plus occupées que par le commentaire-poubelle et l’opinion-minute, par la presse sensationnaliste (était-ce oui ou non un hijab qui a étranglé la dame dans le métro?), lorsque l’opinion de gens choqués par leur dernier voyage à l’étranger aura plus de portée médiatique que celle d’un professeur, d’un sociologue ou d’un historien, l’on se dira que le Québec aura régressé. Et ce moment est peut-être déjà arrivé…