BloguesLe blogue de Pierre-Luc Brisson

La banalité du mal

Des Israéliens regardant le "spectacle" des bombardements du haut d'une colline de Sderot. (Source: http://www.nytimes.com/2014/07/15/world/middleeast/israelis-watch-bombs-drop-on-gaza-from-front-row-seats.html?_r=1)
Des Israéliens regardant le « spectacle » des bombardements du haut d’une colline de Sderot.
(Source: http://www.nytimes.com/2014/07/15/world/middleeast/israelis-watch-bombs-drop-on-gaza-from-front-row-seats.html?_r=1)

 

«  L’ennui avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, terriblement et effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de nos critères moraux de jugement, cette normalité était beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle supposait [… ] que ce nouveau type de criminel commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est pour ainsi dire impossible de savoir ou de sentir qu’il fait le mal. » – Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Épilogue

 

Aujourd’hui seulement, selon les derniers rapports des organismes humanitaires, près de 47 Palestiniens ont trouvé la mort dans les bombardements et les combats qui embrasent depuis deux semaines la bande de Gaza. De nouvelles victimes à ajouter à la chronique journalière des morts inutiles dont les statistiques emplissent les bulletins télé et les rubriques des grands quotidiens de par le monde. 343 morts dont près des trois quarts sont des victimes civiles, aux dires de l’ONU. Depuis le début de l’offensive terrestre à Gaza, une douzaine de soldats israéliens sont tombés sous les tirs des résistants armés du Hamas et des habitants de la bande de Gaza, assiégée, bombardée depuis une dizaine de jours déjà. Dix trop longues journées durant lesquelles nous avons été à même de voir le pire de la nature humaine à l’œuvre dans un petit territoire qui, à bien des égards, est devenu une prison à ciel ouvert et un cimetière pour des milliers de Palestiniens désoeuvrés qui n’ont nulle part où aller. Fuir les bombardements, se réfugier, mais où aller, lorsque l’on habite une mince bande de terre sous blocus, parmi les territoires les plus densément peuplés au monde…

 

Au travers des analyses géopolitiques et des causes historiques de ce conflit sans fin, ce qui ne peut manquer de nous interpeler, c’est l’image de cette terrifiante inhumanité à l’œuvre présentement dans une région qui, parce qu’elle a été au carrefour de toutes les civilisations et de toutes les confessions, avait pourtant vocation à faire advenir la paix en ce bas monde. L’inhumanité de ces dizaines de citoyens israéliens qui se réunissent sur les hauteurs surplombant Gaza afin d’applaudir au bruit des explosions provoquées par la grêle de plomb que fait pleuvoir leur gouvernement depuis une dizaine de jours sur les territoires assiégés. Images grotesques où la banalisation du mal, parce  que ce mal résulte de l’action de ses représentants légitimes (le gouvernement israélien, l’armée), pousse des citoyens « normaux » à se réjouir d’un spectacle qui suffirait pourtant à glacer le sang de tout être humain dont la faculté de raisonnement lui permettrait de mesurer tout le tragique d’une telle situation.

 

Banalité du mal, donc, où la guerre devient désormais un spectacle désincarné, un divertissement d’après-midi où l’on ne mesure plus ce qu’est l’horreur de voir sa maison détruite par un missile, son quartier tomber en ruine, en proie aux flammes. L’horreur de devoir chercher parmi les décombres fumants les membres de sa propre famille pris au piège et dont on ne retrouve bien souvent, aux dires d’un correspondant français saisi par le spectacle terrifiant qui se déroule sous ses yeux, que des membres épars, des morceaux de cadavres dont on doit procéder au macabre assemblage.

 

L’inhumanité, elle se trouve aussi du côté de ces deux ennemis, le Hamas et le gouvernement Israélien qui, de part et d’autre, bombardent purement et simplement des populations civiles et répondent à la violence par la barbarie et le fanatisme. La barbarie de voir, à l’aube de cette nouvelle flambée de violence, trois jeunes Juifs assassinés et dont la mort a été « vengée » par le meurtre atroce de ce jeune Palestinien, brûlé vif par des Juifs extrémistes, alors que des policiers passaient vraisemblablement son cousin à tabac, sans aucune autre forme de procès. Comment départager les belligérants? À qui incombe la faute?

 

Nous n’avons certainement pas la prétention de trancher cette question. Néanmoins, la responsabilité politique et l’initiative de la paix devraient revenir à celui même qui est en mesure, de par la force de ses armées (faut-il rappeler qu’Israël est une puissance nucléaire?), la puissance de son économie et la solidité de ses relations extérieures, d’établir les bases d’une paix durable. Or, la poursuite de la colonisation des territoires occupés (hausse de 123% en 2013) en dépit des récriminations internationales, le maintien du blocus de la bande de Gaza malgré la condamnation des Nations Unies, le manque de retenue des frappes militaires sur des populations civiles qui ne disposent pas, quant à elles, d’un « dôme de fer » afin d’intercepter les missiles, devraient nous inciter à penser qu’Israël et son gouvernement, que l’on assume être le représentant d’une certaine volonté populaire, ne désirent par voir cette paix advenir. Le fait que l’Occident voit en Israël le seul État démocratique et libéral de la région ne peut justifier l’injustifiable, ne peut justifier une politique que l’on aurait tôt fait de décrier, voire même de renverser, si elle devait être conduite par un quelconque dictateur proche-oriental…

 

Enfin, ce qui est le plus incompréhensible, c’est qu’un État construit au lendemain d’un traumatisme aussi grand que l’a été la Shoah, qu’un peuple marqué à tout jamais par le souvenir de l’extermination, de la minorisation, de la déshumanisation, puisse aujourd’hui mener à l’égard d’une autre communauté une politique récemment qualifiée par un représentant des Nations unies d’ « apartheid » et de « nettoyage ethnique ». On désespère de voir le jour où, refusant cette banalisation du mal et tournant le dos à l’intransigeance de ses dirigeants, Israël reviendra à cet humanisme qui a été la marque de tant de ses grands penseurs et dirigeants. La Palestine et le monde en ont aujourd’hui bien besoin.