BloguesLe blogue de Pierre-Luc Brisson

Le Royaume d’Emmanuel Carrère

photo

C’est un « objet » singulier et difficilement qualifiable que le dernier ouvrage de l’écrivain français Emmanuel Carrère, ce pavé de 630 pages qui porte le titre Le Royaume. À mi-chemin entre l’œuvre d’introspection, le roman et l’enquête historique, Carrère nous livre une étude sur le christianisme des origines, en suivant le parcours de Paul de Tarse, grand missionnaire qui allait prêcher la bonne nouvelle dans tout le bassin oriental de la Méditerranée au 1er siècle de notre ère. Celui qui, bien qu’il n’ait jamais fait partie des douze apôtres du Christ, se considérait comme le « treizième disciple » de Jésus après sa conversion sur le chemin de Damas, allait jeter les bases d’églises locales et autonomes, tout au long de ses pérégrinations dans les nombreuses cités de l’Empire romain, communautés qui allaient fleurir au long des décennies suivantes pour faire du christianisme une religion conquérante, au IVe siècle de notre ère. C’est dans cet Empire gréco-romain cosmopolite que le romancier nous entraîne, nous livrant un portrait réaliste de ces petites communautés de croyants, de ces petites sectes juives déviantes, isolées au cœur d’un océan de croyances et de cultures, bien loin de l’image que nous avons aujourd’hui d’une Église unifiée et universelle (καθολικός, « catholique »).

 

Luc l’ « historien »

 

Tout au long de la seconde partie de son livre, Carrère s’intéresse plus particulièrement à la figure de l’évangéliste Luc qui, marchant sur les pas de Paul dont il a été le secrétaire, aura tenté d’accomplir, aux yeux de l’écrivain, un travail s’approchant le plus d’une véritable démarche d’historien, d’« enquêteur » (c’est là le sens de l’ancien grec ἱστορία, une enquête, une recherche d’informations). Cette volonté d’authenticité est énoncée dans le préambule même de l’Évangile de Luc qui affirme à son correspondant :

 

« Cher Théophile, plusieurs personnes ont essayé d’écrire le récit des événements qui se sont passés parmi nous. Ils ont rapporté les faits tels que nous les ont racontés ceux qui les ont vus dès le commencement et qui ont été chargés d’annoncer la parole de Dieu. C’est pourquoi, à mon tour, je me suis renseigné exactement sur tout ce qui est arrivé depuis le début et il m’a semblé bon, illustre Théophile, d’en écrire pour toi le récit suivi. »

 

Ce préambule n’est pas très éloigné, dans la forme, de celui d’historiens grecs classiques qui constituaient sans aucun doute le bagage culturel de Luc – un médecin lettré, faut-il le rappeler – et qui avaient eux aussi le souci d’établir auprès du lecteur la rigueur de la démarche qui était la leur. Pensons à Hérodote, qui tenait en préface de son ouvrage à « […] présenter les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli » (L’Enquête, I). Ou bien encore l’historien Thucydide, dont la mémorable Histoire de la guerre du Péloponnèse est parvenue jusqu’à nous, et qui affirmait rejeter les témoignages des poètes et des logographes « impossibles à vérifier rigoureusement et [qui] aboutissent finalement pour la plupart à un récit incroyable et merveilleux. (I, XXII) » Mais les Évangiles ne sont-ils pas des récits tout entiers imprégnés de magie et de merveilleux me demanderez-vous? Certes, mais il faut garder à l’esprit que l’histoire, dans l’Antiquité, est avant tout une matière littéraire et que ce qui importe le plus, c’est bien la démarche avérée de l’auteur, son souci d’aller aux sources du récit plutôt que l’exactitude en elle-même de ce qui nous est raconté.

Or, ce qui intéresse surtout Carrère, c’est Luc l’écrivain. C’est l’auteur qui, à l’aide de matériaux divers, de témoignages disparates et d’un premier Évangile alors fraichement rédigé, celui de Marc, a pu livrer le plus long des évangiles contenus dans le Nouveau Testament. C’est le travail d’écrivain, le réalisme que Luc a su insuffler à son texte qui suscite l’admiration de Carrère qui ne peut s’empêcher de voir en l’évangéliste un lointain collègue de plume :

 

« Encore une fois, je sais que c’est subjectif, mais tout de même on la sent, cette différence, entre des personnages, des paroles, des anecdotes qui ont évidemment pu être altérés mais qui ont un répondant réel, et d’autres qui relèvent du mythe ou de l’imagerie pieuse. Le petit percepteur Zachée qui grimpe sur son sycomore, les types qui font un trou dans le toit pour descendre leur ami paralytique dans la maison du guérisseur, la femme de l’intendant d’Hérode qui en cachette de son mari vient en aide au gourou et à sa bande, tout cela a l’accent de la vérité, des choses qu’on rapporte simplement parce qu’elles sont vraies et pas pour édifier ni pour montrer que s’accomplit un lointain verset des Écritures. Alors que la Sainte Vierge et l’archange Gabriel, je suis désolé, mais non. Je ne dis pas seulement qu’une vierge qui donne naissance à un enfant, cela n’existe pas, mais que les visages sont devenus éthérés, célestes, trop réguliers. Qu’on est passé (…) de visages peints d’après nature à des visages issus de l’imagination. » – Le Royaume, p. 397-398

 

C’est avec une érudition certaine et une grande maîtrise des sources anciennes, des auteurs tant païens que chrétiens, que Carrère se plaît à imaginer et à mettre en scène des pans entiers de la vie de Luc laissés dans l’ombre par les Actes des apôtres. C’est sans doute cette approche de reconstitution qui constitue le caractère « romanesque » du Royaume et, à mes yeux, son aspect le plus intéressant pour quiconque est déjà familier avec l’histoire qui nous y est racontée.

 

La culture d’un incroyant

 

Michelangelo_Merisi_da_Caravaggio_-_The_Conversion_on_the_Way_to_Damascus_(detail)_-_WGA04134
« Comment décoder les grands chefs-d’œuvre de la Renaissance si l’on est incapable de restituer les scènes qui sont dépeintes ? »
(La conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas, Le Caravage, 1600)

Carrère le dit d’entrée de jeu : comme bien des Français et des Québécois, il n’est pas croyant ou du moins, il ne l’est plus. Il nous raconte d’ailleurs dans la première partie de l’ouvrage cette « phase », ces trois années durant lesquelles il a été profondément imprégné par le christianisme, allant jusqu’à assister à la messe tous les jours et à méditer quotidiennement sur l’Évangile de Jean et les Écritures, noircissant des dizaines de calepins de ses méditations religieuses qui constituent l’armature de son livre. Loin d’être un ouvrage de prosélytisme, le livre de Carrère fait œuvre utile, puisqu’il replonge le lecteur dans cette époque qui est à la source même de la culture occidentale, ce moment où le monde gréco-romain, à la base de nos systèmes politiques et philosophiques, à vu naître en son sein l’un de plus formidables mouvements religieux de l’histoire humaine. C’est d’ailleurs une lacune de plus en plus criante dans nos sociétés largement sécularisées que d’échouer à transmettre cette histoire qui est d’abord la nôtre et qui nous donne les clés pour accéder à des siècles de production intellectuelle et artistique. Comment décoder les grands chefs-d’œuvre de la Renaissance si l’on est incapable de restituer les scènes qui sont dépeintes ? Comment lire les oeuvres romantiques, si l’on est incapable de saisir les allusions aux Écritures et aux grands auteurs classiques de l’Antiquité? L’érudition d’Emmanuel Carrère nous laisse entrevoir toute la richesse de ce patrimoine de plus en plus oublié.

 

Nous pourrions cependant vider les Évangiles de toute leur substance miraculeuse et de leurs récits invraisemblables (l’immaculée conception, la marche sur l’eau, la transformation de l’eau en vin, la résurrection des morts, etc.), il n’en demeurerait pas moins que le message d’amour et de tolérance de ce Yeshua, de ce prophète juif atypique, reste quant à lui d’une incroyable pertinence. En somme, que Jésus ait été ou non le fils d’un Dieu inventé importe peu, comme le rappelle Carrère : « Il ne faudrait pas me pousser beaucoup, Carrère, pour me faire dire que, même sans y croire, on peut tirer de ce recueil [les évangiles] ce que l’apologiste Justin, au IIe siècle, appelait ‘la seule philosophie sûre et profitable’. Que s’il existe une boussole pour savoir si à chaque instant de la vie on fait fausse route, elle est là. » (p. 424)

 

Le Royaume, éditions P.O.L, 28 août 2014, 640 p.

Pour revoir l’entrevue donnée par Emmanuel Carrère sur le plateau de la Grande librairie, en compagnie de l’historien de la Rome antique Paul Veyne, cliquez ici.


Pour réécouter la table ronde consacrée au Royaume, sur le plateau de « Plus on est de fous, plus on lit! », cliquez ici.