Il est normal de se souvenir d’un personnage disparu par le prisme de ses propres souvenirs, des anecdotes personnelles glanées ici ou là, et ce, d’autant plus si le disparu est de ceux qui ont marqué l’histoire de tout un peuple. Yourcenar disait que la vie d’un homme n’est jamais autre chose que l’enchevêtrement de ce tout ce que quelqu’un a voulu être, a cru être et a réellement été. Le portrait d’un personnage aussi immense que Jacques Parizeau ne peut-il au fond être autre chose que le résultat impressionniste de la superposition de tous ces petits témoignages qui, au final, constituent le portrait d’un homme hors norme?
En novembre 2010, quelques amis et moi décidions de prendre la plume, dans la foulée des discussions entourant la préparation du congrès du Parti Québécois, afin de dénoncer ce que les instances dirigeantes du parti appelaient alors la « gouvernance souverainiste ». Une démarche alambiquée qui s’avérait être, dans les faits, qu’une version revampée du bon vieux concept d’ «affirmation nationale». Nous y dénoncions alors – avec une certaine outrecuidance, je m’en confesse – ce qui nous semblait être qu’une nouvelle stratégie afin de reléguer aux calendes grecques l’élaboration d’une véritable stratégie devant préparer le Québec à une troisième consultation référendaire. L’essentiel était donc de conquérir le pouvoir et de gouverner; le mirage du pays servait encore à rallier les troupes. Notre texte n’était pas trop mal tourné, quelques formules étaient même plutôt bien trouvées – malgré un coquille qui nous a valu le clin d’œil sympathique d’Antoine Robitaille – et son impact médiatique avait été plutôt important. La réaction des dirigeants et députés du parti, elle, avait été cinglante : «Mais qui sont ses jeunes?», avait demandé un Bernard Drainville suffisant en entrevue à la télévision. Il faut dire qu’il n’avait pas alors l’enthousiasme participatif qu’il a porté durant la course à la chefferie! Une suffisance qui évitait, bien sûr, que l’on se penche sur le fond de la question : le PQ ne tentait-il pas de trouver, encore une fois, une voie détournée afin de contourner l’épineuse question référendaire? Une personne allait reprendre à son compte notre appel et réutiliser le titre de notre lettre ouverte, quelques semaines plus tard, toujours dans les pages du Devoir : le premier ministre Jacques Parizeau. Pour les jeunes militants conspués que nous étions, il s’agissait là d’un appui inespéré! Nous venions en quelque sorte d’être adoubés par l’un des pères du mouvement souverainiste.
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Les hommages se multiplient depuis deux jours suite au décès de l’ancien premier ministre et ceux qui n’hésitaient hier pas à le qualifier de « belle-mère » politique sont les premiers, aujourd’hui, à louer son engagement politique et intellectuel. La mort des grands personnages crée parfois de ces convergences politiques inattendues! Nombreux sont ceux qui dissertent sur ce qui fait la nature d’un grand homme d’État et certains laissent libre cours à leur passion mystique pour les hommes providentiels, conducteurs de troupeaux. La constance de l’engagement, la volonté inébranlable de voir se réaliser le rêve qu’on porte pour son pays, voilà sans doute ce qui définit le mieux la nature de ce genre de personnage.
Or, la grandeur de Parizeau ne résidait pas seulement dans son flegme tout britannique ou dans son œuvre politique colossale, mais également dans sa capacité à réfléchir, même au soir de sa vie, à l’avenir de son pays et dans sa volonté de tenter d’en esquisser, pour ceux qui allaient le suivre, les contours lointains et de leur expliquer la marche à suivre. Parizeau n’était pas de ces dirigeants politiques qui, trop contents de l’œuvre qu’ils ont édifié, contemplent avec satisfaction leur carrière passée en arborant leurs décorations à la boutonnière, se contentant de rappeler aux médias, de temps à autre, qu’ils existent encore. L’image nostalgique du vieux général qui rédige ses mémoires, retranché dans ses terres, ne lui collait pas. Il vivait pleinement les transformations de son époque et ne manquait pas d’en ressentir le pouls. Son appui au mouvement étudiant de 2012 était, en ce sens, éloquent :
«Quel plaisir, sur mes vieux jours, de voir ces jeunes que l’on disait collectivement amorphes, montrer une telle vitalité pour résister à l’alliance trop étroite du pouvoir politique et de l’argent, à une gestion néolibérale et comptable de la société et à une démocratie du genre « j’ai gagné, t’as perdu, je fais ce que je veux! » » – préface de Carré rouge, 2012
Sa critique contre ce qu’il qualifiait d’«obsession du déficit» ou encore sa réflexion entourant la redéfinition du rôle de l’université et la mise en place de la gratuité scolaire n’étaient-elles pas, elles aussi, d’une grande actualité ?
« Pendant plus de 20 ans, la société québécoise a fonctionné sur la base d’une gratuité scolaire qui, éventuellement, devait venir quand les frais de scolarité ne devaient plus représenter grand-chose, à cause de l’inflation. Que des jeunes d’aujourd’hui veuillent discuter de ça, eh bien, il y a toute une génération qui a pensé la même chose. Ils ne sont pas hors-norme, ils ne sont pas hors d’ordre. C’est ridicule de les envoyer paître. » – février 2013
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La dernière fois que j’ai eu l’occasion de voir et d’entendre Monsieur, c’était dans l’un des grands amphithéâtres de l’Université de Montréal où il y a prononcé une conférence sur l’indépendance du Québec. Il parlait, cette journée-là, à guichet fermé. Les étudiants étaient partout assis dans les grands escaliers de la salle et nombreux sont ceux qui ont été obligés d’écouter l’exposé de Parizeau debout, tout au fond, pendant plus d’une heure. Un silence respectueux régnait dans l’amphithéâtre, qui n’a été rompu que par l’ovation que les centaines d’étudiants ont réservé à l’ancien premier ministre au terme de son allocution. Quel autre politicien peut aujourd’hui se venter d’attirer pareille foule et de recevoir, de la part de la jeune génération, un accueil aussi enthousiaste? Il s’agit bien là de la preuve qu’un véritable échange intellectuel peut naître, malgré des décennies d’écart, lorsqu’un homme politique fait appel avant tout à l’intelligence de ses interlocuteurs plutôt qu’à leurs passions irréfléchies. Quel faiseur d’image serait en mesure, aujourd’hui, de «fabriquer» un politicien de sa trempe?
Certains ont parlé de Jacques Parizeau ces derniers jours comme du «gardien du phare » du mouvement souverainiste. J’aime quant à moi l’image d’un chêne, fier, droit, solidement enraciné dans le sol de son pays et dont la ramure imposante jette de l’ombre sur tous ceux qui tenteraient de s’y élever. Le vieux chêne, lundi dernier, est tombé, mais je demeure intimement persuadé qu’à ses pieds ont déjà poussé de nombreux rejetons. Il faut du temps pour que les fruits d’un arbre deviennent, à leur tour, arbres puis forêt. On ne mesure pas l’histoire d’un peuple à l’échelle d’une vie humaine et on récoltera sans doute encore longtemps, chez ceux que Jacques Parizeau a inspiré, les fruits de ce qu’il a semé tout au long de sa vie.
Tellement d’accord.
Jacques Parizeau a été le seul et unique chef d’État que le Québec ait connu depuis un siècle.
Magnifique.