BloguesLe blogue de Pierre-Luc Brisson

Port du niqab: le fanatisme de Mathieu Bock-Côté

Comme le rappelait le professeur Stéphane Beaulac de l'UdeM, la décision de la Cour ne s'appuyait pas sur une interprétation multiculturaliste de la Charte des droits, mais bien sur une simple analyse technique des lois aujourd'hui en vigueur.  Source photo: http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2015/03/10/007-niqab-produit-culture-antifemmes-stephen-harper.shtml
Comme le rappelait le professeur Stéphane Beaulac de l’UdeM, la décision de la Cour ne s’appuyait pas sur une interprétation multiculturaliste de la Charte des droits, mais bien sur une simple analyse technique des lois aujourd’hui en vigueur.
Source photo: http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2015/03/10/007-niqab-produit-culture-antifemmes-stephen-harper.shtml

 

« Le clerc ne me paraît manquer à sa fonction en descendant sur la place publique que s’il y descend, comme ceux que j’ai nommés, pour y faire triompher une passion réaliste de classe, de race ou de nation.»

«  Nous disons seulement que les clercs qui ont pratiqué ce fanatisme ont trahi leur fonction, laquelle est précisément de dresser, en face des peuples et de l’injustice à laquelle les condamnent leurs religions de la terre, une corporation dont le seul culte est celui de la justice et de la vérité. »

– Julien Benda, La trahison des clercs, 1927

 

Les juges sont « fous », « fanatiques », ils veulent « soumettre la société canadienne au multiculturalisme », qu’ils professeraient comme une « religion politique » et concrétiseraient, par leurs jugements, un « coup d’État qui ne dit pas son nom ». Les mots de Mathieu Bock-Côté ne sont pas assez durs afin de stigmatiser la récente décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans le dossier du port du niqab lors des cérémonies d’assermentation, elle qui a rejeté avant-hier l’appel interjeté par le gouvernement canadien. Il reprend ainsi la rhétorique traditionnelle employée par une grande partie de la droite conservatrice québécoise, pour qui chaque décision rendue par les tribunaux fédéraux est un nouvel exemple de la mainmise supposée du « gouvernement des juges », qui dicteraient la marche politique de ce pays.

 

Mathieu Bock-Côté est un intellectuel d’envergure – je lui octroie volontiers ce statut, que plusieurs de mes camarades de gauche se plaisent facilement à lui dénier – et sans doute le chroniqueur d’opinion le plus cultivé sur lequel la droite québécoise puisse compter. Bock-Côté est aussi (on l’oublie parfois) un sociologue de formation et, comme tout universitaire, est rompu à une certaine discipline intellectuelle qui impose rigueur, recul et réflexion. Une rigueur absente de sa dernière chronique, alors qu’il échoue à analyser de façon rationnelle le rejet de la Cour d’appel, basé non pas sur une quelconque idéologie toute teintée de multiculturalisme, mais sur une « simple » application technique de la loi… En effet, comme le rappelait aujourd’hui le professeur Stéphane Beaulac de la Faculté de droit de l’université de Montréal, le rejet de la Cour repose sur le fait que la directive ministérielle émise dans le cas du port du niqab – car il s’agissait bien d’une directive, et non pas d’une loi en bonne et due forme – contrevenait à la loi même qui balise et régit les politiques d’immigration et de citoyenneté au Canada.

 

En clair, ce que ce jugement nous révèle, c’est avant tout une certaine incurie du législateur qui a échoué à rendre ses directives cohérentes avec les lois présentement en vigueur, lois qu’il a tout le loisir de modifier à sa guise par un vote aux Communes. Chose qui n’a pas encore été faite. Aucune référence, ici, aux droits et libertés de la personne ou au multiculturalisme canadien. Il s’agit d’une simple question technique et juridique d’application de la loi. Le débat sur le niqab, quant à lui, n’est pas tranché et doit continuer.

 

L’échec d’un intellectuel

 

Je suis historien de formation; Mathieu Bock-Côté est sociologue. Nous sommes tous les deux des béotiens lorsque vient le temps de naviguer dans les arcanes juridiques et constitutionnelles qui régissent nos tribunaux et influencent leurs jugements. Il s’agit à mon sens d’une raison de plus afin de prendre un temps de recul et de bien soupeser chacun des billets que nous décidons de rédiger sur des questions qui, au final, dépassent notre strict champ de compétence. Non pas que l’intellectuel rompu à d’autres disciplines que le droit ne puisse commenter les jugements rendus par les tribunaux. C’est au contraire son droit le plus strict en tant que citoyen. Il s’agit simplement ici de démêler le vrai du faux lorsque vient le temps de prendre la parole dans la cité, d’autant plus lorsqu’on décide d’en critiquer l’une des institutions les plus importantes dans un État de droit. Dans le cas présent, Bock-Côté a lamentablement échoué au devoir de rigueur et de vérité auquel doit s’astreindre tout intellectuel souhaitant prendre part au débat.

 

Bien plus. En intervenant aujourd’hui de la sorte, avec une telle dureté et un manque flagrant de perspective, il devient l’allié objectif d’une multitude d’individus et de mouvements aux intérêts les plus divers qui n’hésiteront pas, ces prochains jours, à faire appel aux sentiments les plus primaires de certains de nos concitoyens afin d’exposer sur la place publique des analyses fleurant bon la xénophobie. Ceci sans compter la récupération que ne manquent pas d’en faire, de tous les côtés et de toutes les tendances, les partis politiques en campagne, distordant les faits, lançant des appels passionnés à leurs électeurs. Tout cela au moment où nous ne bénéficions pas du calme et du recul nécessaires à la réflexion sur ces importants enjeux de citoyenneté, dans une campagne électorale où les clips et les formules-choc dictent l’agenda médiatique du moment, bien avant l’analyse rigoureuse des événements. Si la critique du multiculturalisme de Mathieu Bock-Côté est légitime et à bien des égards fondée – c’est là mon sentiment personnel – elle est malheureusement devenue chez lui une véritable « religion politique » qui ironiquement, tout comme chez les juges qu’il dénonce, rend toute analyse posée difficile et fanatise son discours. Un « fanatisme », pour reprendre ses propres mots, qui peu à peu banalisera sa pensée politique… Le naufrage guette au tournant.