BloguesLe blogue de Pierre-Luc Brisson

La « guerre des civilisations », dans une piscine près de chez vous

burqiniLe débat surréaliste entourant le port du « burkini » par certaines femmes musulmanes, dont on ignore encore aujourd’hui le nombre, a récemment traversé l’Atlantique pour s’imposer momentanément dans l’espace public québécois, à la faveur de la sortie de députés en manque de couverture médiatique. Ainsi, l’interdiction par quelques villes françaises du port de ce maillot de bain couvrant l’entièreté du corps des femmes qui le portent, est devenu un enjeu autour duquel les tenants de la « laïcité » stricte (j’utilise les guillemets à dessein) s’opposent à ceux qui, à gauche du spectre politique, défendent le libre choix de ces dernières à se vêtir comme elles l’entendent. Bien plus, les commentateurs conservateurs en ont fait un nouvel épisode de cette « guerre des civilisations » qu’ils sont eux-mêmes trop heureux d’alimenter chaque fois que survient dans l’actualité des événements, aussi anecdotiques soient-ils, à même de mousser l’idée que l’Occident aujourd’hui vit en état de siège, affaibli de l’intérieur par des ennemis voulant sa perte. Des adversaires qui, dans ce cas-ci, ne veulent que profiter des plaisirs d’un après-midi à la plage…

Le maillot de bain, objet de civilisation

C’est ainsi que Mathieu Bock-Côté écrivait, dans les pages du Figaro, que ce maillot de bain est une « forme d’agressivité identitaire à l’endroit des sociétés occidentales », mise de l’avant par « une frange de l’islam qui ne doute pas de son droit de conquête » et pousse sa rhétorique à un extrême dangereux, affirmant que « toutes les cultures ne sont pas faites pour cohabiter dans un même espace politique ». Le burkini devient donc, sous la plume de ces commentateurs, le nouveau cheval de Troie de l’islamisme radical qui, à terme, finira par durablement affecter notre cohésion en tant que civilisation. Une reprise grotesque de la bataille de Poitiers sur les plages de la côte d’Azur, où la cotte de mailles des Sarrasins cède aujourd’hui la place au maillot de bain de femmes « radicalisées ».

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La suffragette Emmeline Pankhurst, arrêtée devant les grilles du palais de Buckingham en 1914.

La transposition de ce débat par la droite conservatrice sur le registre civilisationnel a de quoi faire sourciller, puisqu’elle présuppose que la civilisation occidentale porte en quelque sorte, depuis son origine même, la défense d’une certaine conception de la liberté des femmes. En refusant le port du burkini, on viendrait ainsi réaffirmer que le respect des femmes et que l’égalité entre les sexes sont des valeurs qui ont force de véritables « marqueurs civilisationnels », devant nous départager des autres cultures et civilisations. Par un drôle d’effet de conséquence, on peut supposer que le bikini, pourtant décrié lors de son invention comme une atteinte aux bonnes mœurs, devient ainsi un objet de civilisation que nos concitoyennes musulmanes sont invitées à adopter afin de prouver leur intégration à nos sociétés. L’histoire longue de l’Occident nous a pourtant appris que l’égalité entre les hommes et les femmes n’est en rien un élément fondateur de notre identité collective; bien au contraire, notre histoire a plutôt été marquée par des siècles d’infériorisation et d’oppression à l’égard des femmes. Un héritage qui a encore un poids bien réel et que l’on mesure chaque fois que l’on souligne, comme un événement extraordinaire, l’élection d’une femme à la tête d’un gouvernement occidental. Il aura fallu près d’un siècle pour qu’une femme puisse enfin espérer s’asseoir dans le bureau ovale de la Maison blanche, alors que les Américaines ont pourtant obtenu le droit de vote en 1919… Aucune Française n’a encore assumé la présidence et en presque cent-cinquante ans d’expérience démocratique depuis la Troisième République, une seule femme a occupé le poste de premier ministre en France. Le Québec a été la dernière législature au Canada à concéder le droit de vote aux femmes et jusqu’au début des années 60, ces dernières étaient considérées comme personnes mineures, subordonnées à l’autorité de leur époux.

Une réelle réflexion sur l’histoire de notre civilisation devrait plutôt nous inciter à une certaine retenue, ou du moins, à aborder ces questions en considérant qu’aucune société ne peut prétendre, au regard de l’histoire, à une quelconque supériorité.

Les avancées faites sur le terrain de l’égalité entre les hommes et les femmes sont le résultat, en Occident, des luttes menées par les groupes féministes et d’une certaine conception du droit, appuyée sur les chartes des droits et libertés de la personne qui ont fleuri dans les sociétés occidentales, et qui, ironiquement, sont aujourd’hui décriées par une partie des commentateurs conservateurs. Des libertés qui, bien plus que n’importe quel maillot de bain, viennent souligner la singularité de l’histoire politique occidentale.

Quelques considérations essentielles à un débat serein

Ce nouvel épisode vient à nouveau souligner le dévoiement du concept de laïcité chez une partie de la droite conservatrice et identitaire, pour qui l’utilisation de la laïcité devient un moyen de promouvoir une certaine conception restrictive de l’identité nationale. C’est ainsi que la laïcité, pourtant conçue à l’origine comme un moyen pour favoriser et permettre l’expression de la diversité religieuse dans l’espace public, sert aujourd’hui de prétexte à une sécularisation de ce même espace au nom de la défense des « valeurs communes » et de l’identité nationale. Une laïcité « falsifiée », comme l’exposait le sociologue français Jean Baubérot dans un ouvrage publié en 2012 et qui résumait ainsi le cas français : « La « nouvelle laïcité » n’est plus la solution politique inventée pour résoudre des antagonismes induits par une domination politico-religieuse, elle transforme la laïcité en marqueur culturel actuel d’une identité française séculaire: la laïcité positive se situe en étroite continuité avec action civilisatrice – et dominatrice – de la chrétienté: c’est une « catho-laïcité ». »

Au-delà de la nouvelle psychose collective autour du port du burkini, plusieurs questions demeurent. D’abord, combien de femmes en France et au Québec portent réellement ce maillot? S’agit-il d’un phénomène social si important et répandu qu’il justifie l’intervention des gouvernements? Enfin, si nous interdisons ce maillot, pourtant conçu par sa créatrice comme un outil afin de favoriser l’intégration des musulmanes à un loisir aussi commun que la baignade à la piscine ou à la plage, ne vient-on pas saboter toute possibilité d’intégrer ces femmes à notre vie collective, alors même qu’elles manifestent le désir de prendre part à ces sports aquatiques et de se mêler à leurs concitoyens? Ne risque-t-on pas de les confiner à l’isolement? À ces questions pratiques, force est d’admettre que les théoriciens de la « guerre des civilisations » offrent aujourd’hui bien peu de réponses…