Comme plusieurs, j’ai lu avec beaucoup d’attention le texte de Charles Taylor publié ce matin sur le site du journal La Presse, dans lequel le philosophe tourne le dos à l’une des principales recommandations du rapport qu’il a consigné il y a neuf ans avec Gérard Bouchard, à savoir l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires pour les personnes représentant l’autorité coercitive de l’État (juges, policiers, etc.). Taylor explique ce changement, essentiellement, par la conjoncture actuelle au lendemain de l’odieux attentat de la mosquée de Ste-Foy: « J’estime qu’on ne peut pas se payer le luxe de poser de nouveaux gestes qui renouvelleraient cet effet de stigmatisation, quelles que soient les bonnes intentions de certains de leurs défenseurs. Ne rouvrons pas les plaies à nouveau. Laissons toute la place au temps de la réconciliation. » Nous pourrions cependant demander si nous avons, au contraire, le « luxe » de laisser encore trainer un débat qui n’a que trop divisé les Québécois et nourri l’intolérance d’une partie de la population. Mettre un « terme » à ce débat essentiel en l’abandonnant, tout simplement, sans adopter un cadre législatif minimal sur la question de la laïcité, me semble être la pire des avenues.
Si je ne peux qu’être sensible à l’argument de Taylor, il ne m’a cependant pas convaincu sur le fond du débat : s’il faut reconnaître et dénoncer la stigmatisation et les gestes à caractère haineux subis par les membres de la communauté musulmane ces dernières années, je ne vois pas en quoi éviter cette discussion essentielle contribuera, sur le long terme, à apaiser le climat politique et protéger les droits des minorités religieuses. Bien plus, d’un simple point de vue philosophique, on pourrait se demander si un principe tel que celui de la laïcité des institutions publiques doit se soumettre aux impératifs de l’actualité récente, aussi dramatique soit-elle, ou s’il ne faut pas au contraire en évaluer les bénéfices dans un horizon plus long de quelques années?
Le fait est que l’absence d’une législation claire sur la question (comme d’une instance neutre à même d’évaluer l’application des « accommodements raisonnables », comme le préconisait le même rapport), laisse le champ libre aux politiciens chauffards de la laïcité et aux commentateurs de tout acabit, à même d’exacerber l’intolérance et la xénophobie d’une petite frange de la population, de plus en plus audible.
L’absence d’un cadre législatif minimal sert au contraire le discours des démagogues qui sévissent à l’Assemblée nationale ou sur les ondes des radios privées, et qui ont le beau jeu d’affirmer, sans preuve, que les minorités religieuses se comportent « comme si tout leur était permis » et qu’elles bénéficiaient de la complaisance de l’État.
Ce faisant, ces mêmes démagogues mettent bien souvent de l’avant une vision dévoyée de la laïcité, s’appuyant sur un principe démocratique noble afin de porter une vision obtuse de l’identité nationale : une « catho-laïcitié » québécoise, en quelque sorte, qui s’est incarnée lors du triste épisode de la « Charte des valeurs » mise de l’avant par le gouvernement de Pauline Marois. En ce sens, l’objectif d’une nouvelle loi garantissant la laïcité des institutions québécoises devrait être double: garantir aux citoyen-nes l’expression de la diversité religieuse dans l’espace public (ce qui est l’objectif même de la laïcité, loin de la sécularisation forcée souhaitée par certains), tout en préservant la neutralité de l’État, surtout dans ses institutions les plus fondamentales (système de justice, corps policiers, etc.).
Charles Taylor invoque en fin d’analyse le recours aux tribunaux qui pourraient possiblement invalider une nouvelle loi sur la laïcité qui serait adoptée par l’Assemblée nationale. À cela on pourrait répondre qu’il existe, dans la constitution canadienne, un mécanisme simple qui s’appelle la « clause dérogatoire » et qui mettrait à l’abris des tribunaux cette nouvelle législation. S’il y a un point sur lequel je suis cependant en accord avec le philosophe, c’est que la situation présente est largement due à l’indolence de nos dirigeants politiques: certains n’ont tout simplement rien fait pendant dix ans, alors que d’autres ont soufflé sur les braises de l’intolérance afin d’engranger des gains politiques à court terme.
Taylor appelle de ses voeux l’arrivée du « temps de la réconciliation ». On ne peut que le souhaiter. Mais cette nécessaire réconciliation ne se fera que lorsqu’on aura mis un point final à cette discussion sur la laïcité, si malmenée par nos dirigeants. Dans cette optique, le rapport qu’il a cosigné avec Gérard Bouchard représente toujours, à mes yeux, un compromis réel et souhaitable entre une vision assimilatrice et obtuse de la laïcité (dite à la « française », et qui prouve tous les jours ses limites chez nos cousins), et la vision multiculturaliste rejetée par une bonne partie de la population. Les tristes événements de Ste-Foy, plutôt que de nous inciter à abandonner un débat qui s’est transformé en objet de division entre les mains des politiciens, devraient plutôt nous inciter à agir maintenant sur la question, afin de court-circuiter les discours xénophobes, islamophobes, qui ne manqueront pas de ressurgir à nouveau, une fois le temps du deuil passé…
Votre commentaire sur la dimension « actualité » est intéressant, même si je suis de l’avis opposé. Sur le fond de la mesure des signes religieux, je précise d’emblée être de ceux qui pensent qu’elle n’est pas empiriquement ou même rationnellement justifiée.
Il est intéressant de lire Taylor ce matin qui exprime justement que la proposition était à l’époque un compromis pour satisfaire une large frange de la population qui s’attendait (présumons) à des mesures concrètes pour limiter les signes religieux dans l’espace public. Vous questionnez aujourd’hui le motif « conjoncturel » derrière le changement de position alors que cette reproche cadrerait mieux avec la position d’origine. La position actuelle de Taylor a le bénéfice d’avoir été longuement mûrie et s’il est vrai que l’annonce d’aujourd’hui est également conjoncturelle, reprenons le pourquoi de la chose. Taylor dit « qu’on ne peut pas se payer le luxe de poser de nouveaux gestes qui renouvelleraient cet effet de stigmatisation, quelles que soient les bonnes intentions de certains de leurs défenseurs. » Récapitulons. Il y a eu des meurtres haineux et politiques visant la communauté islamique. Résultat, Legault se défile sur l’islamophobie croissante et en profite avec Lisée pour parler de l’inaction sur les signes religieux. De sorte qu’on est en train de discuter, en ce moment, de ce qu’une personne pratiquant l’islam a droit de porter comme signe religieux si elle est policière, gardienne de prison, juge ou même éducatrice à la maternelle. C’est le sujet le plus médiatisé suivant et en lien avec l’attentat. Plutôt que de parler d’intégration à l’emploi, de lutte aux groupes islamophobes ou de prévention du racisme (systémique), « nous » là, on parle encore de signes religieux. S’en est franchement révoltant et le vrai « nous » collectif est capable de beaucoup mieux.
De façon posée, Taylor dit: le fait qu’on veuille ramener ce sujet, maintenant, à l’ordre du jour, c’est un problème. De la même façon que les motifs biens intentionnés derrière la concession des signes religieux pouvaient être instrumentalisés pour capitaliser sur la xénophobie à l’époque du rapport, de parler de signes religieux aujourd’hui va, qu’on le veuille ou non, plaire à ceux qui on peur. Et à nouveau capitaliser sur la xénophobie. Est-ce que ce serait un point final (s’il peut y en avoir un) au débat des accommodements raisonnables ou de la laïcité que de passer cette mesure contrôlant les signes religieux maintenant? Évidemment que non. On parlerait ensuite des enseignants comme on le fait déjà. Puis il y a plein d’autres éléments sur les accommodements raisonnables, outre les signes religieux, qui peuvent être adoptés.
En somme, ce qu’on voit aujourd’hui est une certaine forme de mea culpa intellectuel réfléchi et historique. Espérons seulement que le commissaire Lachance fera de même un jour avec sa dissidence à la CEIC!
*p.s. l’utilisation du temps de verbe à la deuxième personne du pluriel n’atténue en rien l’amitié que je voue à Mr. Brisson 😉
*p.p.s. si vous voulez encore davantage miner la légitimité de la clause dérogatoire, utilisez là sur des questions aussi polarisantes visant essentiellement de très petites minorités.
Taylor défend les religions. Plusieurs le critiquent, j’ajoute qu’il faut suivre la piste de l’argent pour mieux le comprendre.
J’aime le ton et l’esprit de vos propos. Merci.