– Critique de l’album « Émilie préfère le chant » d’Émilie Girard-Charest –
« Verser du SANG »…
c’est le « fait de souffrir pour une cause que l’on croit juste. » « Verser du SON » est le penchant musical de cet acte engagé. Quand on parle d’un verseur de son, il ne s’agit pas d’un interprète qui joue fort en brutalisant bêtement son instrument, mais bien d’un musicien qui en tire des sons comme s’ils provenaient de sa propre âme. Tout comme le comédien doit incarner son personnage pour toucher son auditoire, le verseur de son se livre à la musique dans l’espoir de ne pas laisser le public indemne, et il faut parfois que le musicien laisse quelques morceaux de lui-même sur scène pour rejoindre les gens dans leurs tripes et leur cœur.
Il y a donc de cette sensation d’offrande dans le travail d’Émilie Girard-Charest. Pour l’album « Émilie préfère le chant », la violoncelliste a interprété les œuvres de quatre compositeurs et une de ses propres compositions, nous donnant à écouter un « parcours des extrêmes ». Reconnue pour son ardeur et sa fureur de vivre, la jeune femme se revendique d’une musique entre délicatesse et joie sauvage, entre tendresse et violence, entre exubérance et fragilité.
S’offrir – Émilie Girard-Charest
Cette fragilité est présente dans S’offrir, une composition de Girard-Charest. Dès les premières minutes de l’album, nous sommes saisis par un sifflement pianississimo au sommet du registre du violoncelle. En désaccordant de façon extrêmement sensible les cordes de l’instrument, la compositrice crée des modulations imperceptibles, donnant à la fois l’illusion d’une immobilité du son, et une impression d’entendre plusieurs violoncelles en même temps! Le résultat est une sorte de « portait musical », de nature morte où se mêlent le souffle de l’archet et le grain du bois. Hormis ces passages tout en texture, l’œuvre contient quelques segments mélodiques et articulés. La pièce, déjà très concise, aurait-elle eu encore plus de poids en épurant même ces contrastes? Une question que je lance…
Altered Grey – Fredrik Gran
Altered Grey du suédois Fredrik Gran commence en force. La première moitié de cette pièce mixte est prometteuse. Le violoncelle prend peu à peu sa place. Les vides sont comblés par une bande, assez épurée, et la combinaison noise-instrument à corde marche très bien. La partition de violoncelle croît en intensité, et l’on pourrait croire que les quatre premières minutes seront suivies d’un grand boom. Curieusement, la bande ne suit pas. La musique ne lève pas assez pour permettre à l’auditeur de décoller de son siège, d’autant plus qu’il y a un déséquilibre entre la bande et instrument qui nous paraît assez « loin dans le mix ».
Detrás de la montaña – Sergio Castrillón
Avec Detrás de la montaña de Sergio Castrillón, on a affaire à une belle pièce, très convaincante. Dès le commencement, on croirait que le violoncelle est possédé! La forme, sorte de A-B-A’, se résume à des articulations très dynamiques, des mélodies lyriques, et des trémolos en crescendo vers fff. Tout ceci englobe le noyau dur de la pièce, un drone magnifique sur la note de do. Minimaliste à souhait, rappelant distinctement les premières minutes de S’offrir, la pièce nous subjugue pendant les 6 minutes que dure ce passage. À ce sujet, on remarque peut-être un certain débalancement formel, le mouvement central occupant près du 2/3 du morceau.
Espoir squelettique de Corbeil-Perron
Au contraire, Espoir squelettique de Corbeil-Perron, avec sa forme simple, semble tout à fait équilibrée. Quoiqu’un tantinet longue, l’introduction est réussie, et l’on est tenu en haleine jusqu’au moment où la musique s’emporte en une masse de trémolos de violoncelle. Celle-ci se transforme en une trame reposante, lumineuse, et, on peut bien le dire, pleine d’espoir. Pas de doute, on est bien dans le style cathartique du compositeur. Même si elles sont séparées en trois parties, les neuf minutes, très fluides, peuvent être perçues comme un seul geste. En ce sens, Corbeil-Perron aurait pu se permettre de rajouter quelques minutes à son œuvre pour nous en offrir un second.
Émilie préfère le chant – Joane Hétu
L’album se conclut avec la pièce Émilie préfère le chant, une composition de Joane Hétu dédiée à la violoncelliste. L’œuvre est un mélange comique d’exubérance, de mélodies simples et d’arco grain féroces. Pour son interprétation en concert, Girard-Charest s’élance sans aucune hésitation. Les veines de son cou se tendent pendant qu’elle rudoie son instrument à coups d’archet, à tel point qu’elle est forcée de replacer ses lunettes qui ne cessent de glisser. La musique ressemble aux errements en zigzag d’une pensée, en particulier lorsque la violoncelliste se met à fredonner des airs. Certains auditeurs seront peut-être même déconcertés quand ils entendront l’interprète pousser des rires et des cris. Il y a de la sorcellerie dans cette pièce, de l’inquiétante étrangeté…
En somme…
Girard-Charest offre, à nous comme à elle-même, un trip musical généreux qui confirme son talent d’interprète. Les questionnements ou réserves que l’on peut avoir seront par rapport aux compositions, dont les petites imperfections (quelle pièce n’en a pas?) seront très certainement réglées par leurs compositeurs, la plupart encore très jeunes, au fil du temps et de l’expérience. C’est ainsi qu’il sera possible de trouver l’équilibre juste au milieu des contrastes et des extrêmes.