Les Cavaliers de l’Apocalypse : retour sur le concert de l’ECM+
Voilà près de 30 ans que l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+) évolue sous le signe de la témérité. Dès ses débuts en 1987, l’ensemble s’est engagé envers la création de compositeurs québécois et canadiens, jouant 241 œuvres en première mondiale au cours de son existence. 241 prises de risque en somme!
Le concert « Les Cavaliers de l’Apocalypse » continuait dans cette lignée, avec 5 compositions « créées » (jouées pour la première fois), dont 3 œuvres dites « mixtes », avec bande électronique. Mais plus encore, c’est l’instrumentation assez inhabituelle de huit flûtes traversières qui en aura intrigué plus d’un. L’idée était-elle aussi bonne que le concert donné au Conservatoire de musique de Montréal, le mercredi 18 mai? Les réponses ci-dessous…
Torpeurs d’été – Charles-Antoine Fréchette
Dès les premiers instants de Torpeurs d’été, nous sommes saisis par la composition de Charles-Antoine Fréchette. Placés côte à côte, quatre flutistes jouent un accord qui, capté par des microphones, transformé par traitement électronique et diffusé en salle, situe immédiatement l’approche du compositeur : la pièce est tout en son, comme si la flûte était distillée pour n’en garder que le souffle, et la musique se déploie lentement, peut-être comme un gaz qui s’étend dans l’air. L’utilisation de flûtes basses et de piccolos permet d’avoir un registre, ou plutôt une aire de jeu assez étendue. En contrepoint des flûtes à la tessiture grave, deux flûtistes sont placés face à eux et deux autres sont de part et d’autre de la salle, en arrière du public. En combinant cette spatialisation à une bande électronique très homogène avec la musique, on croit entendre une sorte d’hyper-flûte qui joue des timbres tout à fait musicaux. Les plus imaginatifs auront entendu les souffles comme des textures cendrées, rêches et arides, en accord avec la description de la pièce disponible dans la note de programme.
Dans la nuit profonde – Brian Harman
Beaucoup plus « classique », Dans la nuit profonde aborde le thème de la guerre, notamment en utilisant des airs de la guerre civile et de la musique de fanfare militaire. Il y a une certaine concision dans l’écriture, qualité qu’on retrouve dans les pièces des compositeurs plus matures. Après un tapis de souffles flûtés ponctué de pizz bartok et d’arco grain de violoncelle, l’ensemble de flûtes se lance dans des lignes très mélodiques, répétées obstinément et avec brio par les interprètes. Dans ces montées et descentes allègres, on discerne des influences de la musique atonale du début du XXe siècle. En mariant ces sonorités à celles de la musique de propagande , on ressent quelque chose de comique, presque grotesque. Harman réussit ainsi à
mettre en musique ce contraste cynique entre la jovialité de ces airs et la réalité effroyable qu’elle dissimule. Le résultat est toutefois assez loin de « la peur omniprésente » que la pièce semblait nous promettre. Une instrumentation aussi épurée est-elle appropriée pour un sujet énorme comme le thème de la guerre? Le sujet est peut-être trop encombrant pour servir à l’appréciation de la pièce.
Dissection de l’oubli – Evelin Ramón
Dissection de l’oubli est certainement la pièce qui a été la plus remarquée ce soir-là. Cette performance entre musique, théâtre et slam était co-créée avec la metteuse en scène Marie-Claude Tremblay et l’auteure-slammeuse Marjolaine Beauchamp dont les textes étaient récités par la flûtiste Marie-Hélène Breault, celle-ci se déplaçant sur la scène tout en jouant de son instrument. Mise en scène rafraîchissante, proposition assez originale pour l’univers de la musique contemporaine… le travail de ces artistes a été salué par deux rondes d’applaudissements. Côté musique, on notait une séquence assez belle au début de la pièce, où les souffles de la flûtiste évoquaient un cri intérieur, une férocité viscérale, tandis que son interprétation du texte était plus sensible et fragile. À ce sujet, on ne peut passer sous silence quelques maladresses, courantes lorsqu’un musicien s’improvise comédien. Les paroles n’étaient pas toujours intelligibles en raison de la douceur de la voix et de la prononciation, et le rythme était souvent marqué par des pauses trop longues, ce qui arrive lorsqu’un comédien débutant prend son temps pour « plonger en lui-même » afin de « ressentir le texte ». Pour permettre au public de vraiment rentrer dans la poésie, une personne expérimentée serait de mise.
Into sections – James O’Callaghan
Après l’entracte, la chef d’ensemble et directrice artistique Véronique Lacroix accourt sur scène. Elle avait peut-être hâte de jouer la pièce particulièrement punchée de James O’Callaghan. En un seul geste, elle stoppe la musique, bande électronique comprise, avant de relancer l’ensemble dans une écriture très articulée, très « électroacoustique », musique avec laquelle le compositeur est parfaitement confortable. Les flûtes s’échangent les souffles, comme la rumeur de mouches venant à bourdonner proche de nos oreilles, les clapotis de clés évoquent de minuscules pattes d’insecte, et on croirait que la bande devient l’écran sonore sur lequel les sons viennent s’imprimer. La fin de la pièce approchant, les lumières de la salle sont baissées, comme si la nuit était tombée, et les interprètes sur scène allument de petites lampes pour éclairer leurs partitions. Durant ce paysage nocturne, les haut-parleurs projettent des chants de grillons, auxquels se joint l’ensemble avec des sons dans l’extrême aigu, donnant à entendre un passage particulièrement réussi. L’œuvre prend fin avec cet enregistrement de criquets qui s’amenuisent peu à peu, et la nuit finit d’envelopper complètement la salle.
y consciencia-espejo le licua – Paul Steenhuisen
La dernière œuvre au programme, y consciencia-espejo le licua du Vancouvérois Paul Steenhuisen n’est pas sans rappeler celle de Brian Harman. Toutes les deux sont strictement instrumentales, plus mélodiques, et rappellent une certaine période de la musique classique, celle de Steenhuisen évoquant Ravel et Debussy avec ses trilles légères à la flûte. La musique a un certain entrain, d’autant plus qu’une intervention de flûte à coulisse en aura sans doute amusé plus d’un. Le compositeur mentionne plusieurs sources d’inspiration pour cette pièce : la poésie du Mexicain Octavio Paz, les techniques de jeu des instruments et un madrigal de Carlo Gesualdo. Toutefois, le rôle de ces éléments dans la composition nous échappe, tout comme sa forme, et l’on se demande où tout cela s’en va, surtout à comparer aux autres pièces, dont la proposition est très claire. Sa place dans le concert nous laisse donc pensif. Placée en fin de programme, elle fait pâle à comparer des pièces plus éclatées qui ont bénéficié du pouvoir de la musique électronique. Peut-être la donne aurait été très différente en la plaçant tout de suite après l’entracte, et le concert se serait alors terminé avec la poésie nocturne d’Into Sections…
Qu’à cela ne tienne. L’ECM+ aura offert une soirée agréable à une salle (bien pleine). Et la thématique des Cavaliers de l’Apocalypse dans tout ça? En associant une couleur à chacune des pièces (blanc, rouge, verte et noire) et en prenant l’œuvre de Ramón comme pivot central, le thème paraît un peu forcé, surtout avec des pièces relativement légères. Mais bon. Avec un titre aussi accrocheur, comment résister?