Génération2018 : l'exubérance de la jeunesse
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Génération2018 : l’exubérance de la jeunesse

– Concert de l’Ensemble contemporain de Montréal à la Salle de concert du Conservatoire –

Véronique Lacroix dirigeant l’ECM+ à Calgary, 2018

Il y avait un vent de fraîcheur dans la Salle de concert du Conservatoire de musique le soir du jeudi 1er novembre. Alors que l’automne s’enfonce lentement dans les ténèbres de l’hiver, les auditeurs ont été revigorés par la vive écriture des 4 compositeurs lauréats du concours Génération2018.

Génération2018 : des conditions optimales pour composer

Pour cette 15e édition, l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+) a offert à Patrick Giguère, Sophie Dupuis, James O’Callaghan et Thierry Tidrow une opportunité unique au Canada : participer à des ateliers avec les musiciens de l’ECM+ en amont d’une période de création de 6 mois et entendre l’œuvre résultante jouée lors d’une tournée nationale de ce même ensemble. En cette 24e année du concours, Génération continue de porter fièrement l’étendard de la jeune création musicale canadienne.

Des entrevues soignées

La salle était bien remplie lors du concert à Montréal, le 4e de la tournée après Banff, Calgary et Vancouver. Avant chaque pièce, un compositeur était invité par le musicien Gabriel Dharmoo, animateur de la soirée pour l’occasion, afin qu’il explique la démarche génitrice de l’œuvre, et la chef Véronique Lacroix dirigeait un extrait de l’œuvre pour faire la démonstration de chaque idée. S’il n’est pas évident de repérer l’extrait en question lorsque la pièce est jouée intégralement, on comprend que cette courtoisie de la part de l’ECM+ permet surtout à l’auditeur de faire le pont entre les inspirations abstraites du compositeur et le résultat strictement sonore, démystifiant pour certains la « boîte noire de la création ».

Un programme accrocheur

Dès la lecture des notes de programme, on pouvait remarquer que les propositions étaient étonnamment apprivoisables, voire accessibles. Dans la culture populaire, la musique contemporaine est souvent associée à des explications arides et des concepts d’un haut niveau d’abstraction dont l’auditeur trouve peu de traces lors de l’écoute. Les compositeurs de Génération2018 se sont inscrits en faux contre cette vision étriquée en travaillant avec une matière concrète facilement approchable.

L’inévitable idéalisme – Patrick Giguère

Avec ses harmonies colorées aux sonorités légèrement jazz, L’inévitable idéalisme est une excellente entrée en matière. Pour cette œuvre, Patrick Giguère s’est confronté à sa propre identité d’idéaliste. D’habitude associé à la figure du rêveur naïf, l’idéalisme est pour Giguère un moteur du progrès et une condition inéluctable pour tout artiste à la recherche « du beau, du spécial et de l’intense ». Cette condition prend la forme d’une joute dans son œuvre, où l’ensemble est un être tiré entre deux volontés : l’abandon et la lutte acharnée. L’instabilité quasi constante est provoquée par les rythmes complexes de percussion qui rompent la douceur de l’harmonie et la partition séduisante de piano, faite d’accords auxquels Giguère dit vibrer particulièrement. Envolées mélodiques frustrées, impression de progression systématiquement freinée… L’ensemble paraît avancer à tâtons. La musique chancelante s’impatiente, soubresaute comme si les musiciens formaient un seul organisme pris d’un hoquet ou souhaitant s’extirper de sables mouvements. La pièce prend fin sur une note pessimiste, mais consentie : l’artiste est condamné à l’espoir, l’idéalisme doit être assumé.

CLOSE / CLOSE – James O’Callaghan

Fasciné par les symboles matériels du son (instruments, objets, espaces de concert, interprètes), O’Callaghan a capté l’empreinte acoustique des différentes salles dans lesquelles l’ensemble effectue actuellement sa tournée. Chaque soir, l’ensemble joue des notes qui résonnent en sympathie avec le lieu où il se trouve. Cette démarche a été conjuguée avec des enregistrements d’ambiance autour des lieux du concert, ou field recordings, et un traitement électronique de la musique basé sur l’empreinte acoustique de l’intérieur d’un instrument, le violoncelle de la soliste Chloé Dominguez. La fascination que O’Callaghan porte pour le sonore est palpable dans sa musique. Dans Close / Close, on se croirait en présence d’une cité de sons dont nous parviendrait une rumeur frénétique et fantastique. Pièce la plus complexe de la soirée sur le plan de la facture, elle était aussi l’une des mieux orchestrées. En un coup de fouet du percussionniste, l’ensemble s’élance dans une série d’impacts-résonances et d’articulations pétillantes. On voudrait par moment arrêter le temps et étirer indéfiniment un seul instant afin de scruter tout le contenu renfermé dans cette masse inouïe. Dans la bande électronique, la modulation des suspensions d’un bus se mêle aux gazouillis d’oiseaux dans une forêt de Banff. O’Callaghan étant adepte du mimétisme sonore, il donne à jouer aux interprètes des glissandi et pizzicati de cordes qui se fondent parfaitement avec des chants de criquets et de mouettes. On imagine l’effet encore plus dramatique de la musique si la tension perpétuelle était allégée par des respirations plus fréquentes.

Elles ont peint le crépuscule de noir et de blanc – Sophie Dupuis

La compositrice Sophie Dupuis s’est inspirée des superbes œuvres photographiques de l’Américain Gregory Crewdson. Pour son travail, le photographe capture des instants du quotidien de sujets vivants dans le but de mettre en évidence leurs états psychologiques et émotifs. Les jeux de lumière, la posture des sujets et la perception de l’espace sont quelques éléments qui contribuent à rendre saisissants les clichés de Crewdson. Si les émotions comme l’abattement, l’épuisement et la mélancolie sont sous-entendues dans ces photos, elles sont au contraire exacerbées dans la musique de Dupuis. Elles ont peint le crépuscule de noir et de blanc est un tourbillon de textures, d’accords consonants et d’arco grain qui grincent comme des crissements de dents. L’harmonie plus classique a une teinte par moment filmique, surtout dans les passages de flûte, comme si la musique accompagnait un film sans image. Le climat de sérénité induit par les accords fragiles est troublé par des protagonistes musicaux aux prises avec de sérieux troubles émotifs. Expressionniste, la musique se transforme par moment en Wozzeck en pleine psychose, marquée par des contrastes vifs, des accents de percussion et des sirènes criardes obtenues en soufflant dans une embouchure de clarinette. L’expressivité est amplifiée par l’orchestration moins homogène, les instruments intervenant de façon plus disparate.

« The Den », tiré de « Cathedral of the Pines », de Gregory Crewdson
Sucrer le bec – Thierry Tidrow

« C’est intéressant comme titre. » aura dit à la blague Gabriel Dharmoo au sujet de « Sucrer le bec » composé par Thierry Tidrow. Dans cette pièce, la plus exubérante de la soirée, Tidrow s’est intéressé à la société de consommation, entre autres à la nature factice des sourires qui peuplent les messages publicitaires ingérés au quotidien. Pour Tidrow, les emojis et likes échangés par téléphone et ordinateur (il en inclut même quelques-uns dans les indications de sa partition!) sont le « sucre social » dont notre génération se gave morbidement jusqu’à saturation. Quand il s’électrise en voyant un follower de plus sur son compte Twitter,  l’individu moderne ressemble ainsi à un enfant surexcité par la poudre blanche enrobant ses bonbons d’Halloween ou à un junkie qui vient d’avoir son fix. Sur le plan musical, la composition est faite d’un amalgame de clichés sonores qui s’enchaînent en une montagne russe d’émotions manufacturées. Au surlendemain du 31 octobre, on s’attend à voir Robin débarquer en costume rouge et vert dans ces vignettes sonores de bandes dessinées et de pop art. En lieu de ça, on s’imagine un gros « BANG! » dans un phylactère multicolore qui apparaît chaque fois que les interprètes poussent un « Tssssccchhhh! » agressant. Quoi de mieux pour symboliser notre noise culture moderne? Les crescendi de l’ensemble, doublés par des arpèges de piano aux montées interminables, rappellent le ridicule pouce bleu qui grossit paresseusement avant de s’aplatir grassement sur votre écran. L’image que propose Tidrow est claire : un enfant en surdose de sucre dont le sourire se transforme en rictus monstrueux.

Pop Print de Roy Lichtenstein
Pop Print de Roy Lichtenstein
UNE Interprétation TRANSPARENTE ET impeccable

Le programme de jeudi soir aura permis de démontrer la qualité avérée des musiciens de l’ECM+. Qu’il s’agisse d’obtenir un effet de cohésion de l’ensemble pour l’œuvre de O’Callaghan ou de mettre en évidence la virtuosité individuelle des interprètes dans la pièce de Dupuis, la chef Véronique Lacroix ne manque pas une occasion de montrer qu’elle tient la main serrée sur la bride. On peut parler d’une interprétation « limpide » lorsqu’on discerne clairement les intentions du compositeur. Lacroix sait que les difficultés techniques de la partition doivent être relevées pour que la proposition musicale transparaissent et que la musique prenne vie. À cela, je dis « Défi relevé » !

conclusion

De ces pièces toutes plus débordantes les unes que les autres, on retiendra les propositions originales et réussies de chacun des compositeurs. L’accessibilité généralisée des œuvres, sur le plan des idées et même des langages harmoniques, est-elle une coïncidence? Serait-elle le signe d’une vague de jeunes compositeurs en rupture plus franche avec celle des éditions passées de Génération? Il faudra attendre l’édition de 2020 pour le savoir!

L’ECM+ poursuit sa tournée avec des spectacles à Québec (3 novembre), Ottawa (6 novembre), Winnipeg (8 novembre) et Toronto (11 novembre).

Génération2018
L’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+)
jeudi 1er novembre 2018
Salle de concert du Conservatoire de musique
Montréal

Site Web de l’ECM+

Véronique Lacroix dirigeant l’ECM+ à Montréal, 2018 @Maxime Boisvert