Symon Henry : Des écouteurs dans tes yeux
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Symon Henry : Des écouteurs dans tes yeux

— Retour sur « Le mentir-vrai » à la Chapelle historique du Bon-Pasteur —

« voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire » exposé à la Chapelle historique du Bon-Pasteur, 2018

« Il faudra que tu mettes des écouteurs dans tes yeux. » C’est ainsi que l’auteure et essayiste Nicole Brossard a décrit l’exposition « voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire » de Symon Henry.

Traduire le DESSIN en SON

Du 29 septembre au 15 décembre, les œuvres de cet artiste sonore et visuel montréalais sont déployées dans une salle de la Chapelle historique du Bon-Pasteur, la maison de la culture de la musique à Montréal. Hormis les dessins de taille « portrait » et « paysage », on retrouve « voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire », une immense fresque de 6 mètres sur 3 mètres et demi. Toutefois, ces pièces ne sont pas seulement des feuilles marquées au fusain, au graphite et au pastel. Il s’agit de véritables partitions graphiques, destinées à être interprétées par un musicien. En effet, toutes les œuvres visuelles du compositeur s’enracinent dans sa fascination pour le son. Arguant qu’il souhaite produire une musique particulièrement organique, il avance que le dessin est mieux adapté que la traditionnelle portée pour faire comprendre ses intentions à l’interprète.

Une exposition pluridisciplinaire

Des œuvres de Henry a été tirée une série de performances artistiques pluridisciplinaire présentée le vendredi 26 octobre. Intitulé « Le mentir-vrai », ce regroupement de 6 œuvres était présenté dans la salle même de l’exposition, en écho à celle-ci : œuvre médiatique, art sonore, poésie récitée… L’éclectisme était à l’ordre du jour pour ce « happening dans le sens classique du terme », dixit Henry. D’emblée, la richesse de la direction artistique impressionne. Sur le plan visuel, on retrouve dans la composition des œuvres de Henry une relecture abstraite des dessins de Betty Goodwin, la fougue des expressionnistes allemands, l’esthétique griffonnée de Cy Twombly, l’agencement des peintres du courant suprématiste, l’épuration des œuvres médiévales à l’encre de Chine…

Traduire le son en dessin

Penché au-dessus d’une table sur laquelle reposaient de larges feuilles de papier, l’artiste Mario Côté réalisait un « dessin d’enregistrement », une sorte de partition graphique de l’ambiance sonore de la salle. Avec sa paire d’écouteurs vissée aux oreilles, ce spécialiste de la reproduction visuelle des sons écoutait les bruits de pas, les conversations, le niveau sonore qui était capté par des microphones placés dans le lieu, et traçait au marqueur un procès-verbal sonore en basse résolution. Ces jeux de traduction, du visuel au sonore pour Henry et du sonore au visuel pour Côté, ont été le moteur de « Le mentir-vrai » instigué par les deux artistes. Ensemble, ils ont idéé une exposition où le sonore serait le point de départ pour chacune des performances présentées, et chacune de celles-ci se démarquait du lot par son approche originale.

la poète Nicole Brossard et la compositrice Ana Tapia

Une fois le programme de l’après-midi dévoilé par l’animatrice de l’événement Rachel Hyppolite, Nicole Brossard a lu une très belle description de l’exposition, et ces impressions poétiques et imagées étaient récitées alors que Mathieu Gaudreault improvisait un accompagnement sonore de cloche et de violon.

Inspirée par des philosophes comme René Tom et les concepts de transduction dans l’activité du cerveau, l’électroacousticienne Ana Tapia a entremêlé des grognements métalliques et des rumeurs urbaines en se basant sur le défilement d’une partition de Henry photographiée. Le résultat était un écosystème sonore en mouvement, un organisme abstrait laissant entrevoir des contours figuratifs.

« 88 FEMMES MORTES » DE Christian Bujold

Sur une table au centre de la salle, Christian Bujold amoncelait 88 tas de sable, une référence aux 88 jeunes délinquantes devenues sœurs religieuses puis enterrées sous la salle de concert de la Chapelle historique. Cloîtrées entre 1846 et 1915, savaient-elles qu’elles passeraient l’éternité encastrées entre 4 murs de roche? Alternant entre parole et silence, le performeur a ensuite passé de longues minutes à verser au plancher le sable qu’il a mis près d’une heure à arranger, comme s’il s’agissait d’un mandala miniature. Ces gestes fins, anodins qu’en apparence, sont pleinement investis, rappelant les œuvres viscérales dites « de résistance » créées par Marina Abramović. Peu à peu, le silence fut brisé par la rumeur presque inaudible du sable échouant sur le plancher. Une fois le contenu de la table versé, Bujold se rendit en coulisse et en revint avec un aspirateur dont il se servit pour effacer toute trace de son œuvre. Dans cette allégorie simple et efficace sur la mort, le sable devient une métaphore de la vie devenue poussière et de nos efforts vains à monter ce qui s’avère être de vulgaires châteaux de sable. Devant une telle vanité des choses, comment regarder la mort autrement qu’en riant?

Christian Bujold performant « 88 femmes mortes »
Des projections en 2 tons

L’œuvre médiatique de Catherine Béliveau était articulée autour d’une réinterprétation des « dessins d’enregistrement » de Mario Côté, qui furent traduits sous forme de projection vidéo diffusée au plafond. Dans le même ordre idée, la partition de « Mâ’lesh I – leurs étreintes bouleverseraient la mer » de Symon Henry fut projetée sur écran et interprétée par Benjamin Tremblay Carpentier et son ensemble, poursuivant dans cette idée de traduction en boucle entre le visuel et le sonore.

Partition de « Mâ’lesh I : leurs étreintes bouleverseraient la mer », 2018
L’auteure et performeuse Maude V. Veilleux

Pour sa performance l’artiste Maude V. Veilleux créait un parallèle entre voix humaine et voix robotisé par l’intermédiaire de synthèse vocale. En faisant répéter la lettre « a » à un logiciel web, l’artiste créait une boucle de feedback dont l’évolution était étonnamment musicale. Dans sa performance, les mots n’étaient pas une agglomération de lettre, mais une Incarnation viscérale. Comme les cris que Veilleux s’arrachait à elle-même, les mots enracinés dans la chair ne peuvent qu’en être extirpés par un geste d’arrachement. Cette approche héritée de la poésie artaudienne était agencée avec une autodérision similaire à celle remarquée dans la performance de Bujold. « Il faut parler très fort pour ne pas être un fantôme, s’est exclamé Veilleux. Peut-être que vous pourriez crier à ma place s’il-vous plaît? » invitant le public à pousser ses propres cris.

Conclusion

Au terme d’un après-midi de 3 heures riches et variées, et pour terminer sur une note plus reposante, Brossard et Henry, également poète, ont récité sans façon un duo particulièrement sympathique. Formé d’allitérations et d’homonymies, le dialogue poétique était dit avec un rythme allègre, concluant la série de performances sur une note plus légère.

« voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire » est exposé à la Chapelle historique du Bon-Pasteur jusqu’au 15 décembre 2018.

Le mentir-vrai : performances en écho à « voir dans le vent qui hurle les étoiles rire, et rire »
26 octobre 2018
Chapelle historique du Bon-Pasteur

Page Web de l’événement