Architek : Trois vents du Nord
— Concert de l’ensemble Architek à l’amphithéâtre du Gesù —
Un vent froid et pluvieux soufflait sur Montréal le vendredi 5 avril, un vent du Nord qui amenait avec lui de la musique de Norvège, de Suède et du Canada. Dans l’amphithéâtre du Gesù, le quatuor de percussions Architek jouait les d’œuvres d’une compositrice et de deux compositeurs : Gyrid Nordal Kaldestad, Fredrik Gran et James O’Callaghan.
Électrons, bois, chair, métal
Sous ses airs de simplicité, le titre du spectacle, « Projet: Objet », n’aurait pu être mieux choisi. En effet, les compositeurs et compositrice ont choisi une variété d’objets banals afin d’en exploiter les propriétés sonores insoupçonnées. Sur scène, on retrouvait, en quatre stations, des chaises, des boîtes en carton, une table tournante et même une machine à coudre (!) pour ce remarquable concert de percussions contemporaines. Ces « instruments » , troqués contre les traditionnelles timbales et caisse claire, étaient disposés aussi soigneusement que les baguettes d’un percussionniste. C’est l’une des caractéristiques de la musique contemporaine, elle demande souvent aux percussionnistes une importante versatilité, car ils se retrouvent à manipuler des instruments moins courants dans le répertoire plus « classique ».
James O’Callaghan : One and Four Chairs (2019)
James O’Callaghan, le benjamin des compositeurs, a ouvert le concert avec la création de One and Four Chairs. À 20h précise, le percussionniste Ben Duinker est sorti des coulisses avant de s’asseoir sur l’une de quatre chaises en bois, vite rejoint par ses trois collègues, et ils firent alors craquer le meuble sous leurs tortillements. Ensemble, ils raclaient les barreaux de leurs mains, empoignaient le dossier ou le banc et cognaient solidement les pattes contre le sol. Lorsqu’ils laissaient lentement traîner celles-ci, il en sortait alors une plainte voisée, un pleur animal amplifié par les microphones et par un traitement sonore en temps réel. Dans cette trame électronique, on reconnaissait comme des notes de carillon et des grincements métalliques, rappelant les gonds d’une porte distante ouverte dans notre imaginaire. Combinées avec ce spectacle insolite de « chaises musicales », les touches de ludisme et d’onirisme qui ponctuaient cette musique lyrique pouvaient évoquer une rêverie effacée, voire un écho abstrait à la jeunesse enfantine. Si la pièce contraste avec les pièces plus flamboyantes du compositeur, sa simplicité laisse place à une poésie et une délicatesse étonnante. Fourmillements de résonance boisée, palpitations de basses… le tout entrecoupé de silences afin de laisser respirer ce choral à quatre voix atypique. Au terme de la dizaine de minutes, on pressent que, si le compositeur le désire, il y aurait place à approfondir la réflexion sur l’écriture et la forme d’une musique pour chaises. S’il songe à garnir le répertoire pour cet instrument, il a certainement l’appui de l’auteur de ces lignes!
Spinefold; Opinions, (2014)
Assister à deux pièces d’un compositeur dans le même concert permet de dresser un portrait plus précis de sa démarche. À ce titre, Spinefold; Opinions, (2014) reprend certaines des idées de One and Four Chairs. En écrivant pour quatuor de livres amplifiés, O’Callaghan utilise la musique pour recontextualiser cet objet du quotidien, nous invitant ainsi à les reconsidérer. Dans la notice explicative de Reasons (2012) pour livre amplifié solo et électronique, le compositeur citait l’auteur John Milton selon lequel les livres, bien loin d’êtres inanimés, portent en eux l’âme de leur géniteur. On percevait justement cette vie de l’objet dans la performance d’Architek. Le bruissement des pages contre le pouce des interprètes, le faseillement des feuilles tournées à coup d’index fraîchement humecté, le canon rythmique de couvertures claquées… chaque manipulation confirmait l’excentricité inventive de la pièce et l’amusement que le compositeur a dû ressentir en faisant converser ces objets. Ici, les intérêts conceptuels de O’Callaghan sont plus manifestes. Pour articuler en un discours musical les propriétés sonores d’un livre, il s’est ouvertement inspiré de l’artiste visuel Joseph Kosuth, un chef de file de l’art conceptuel américain célèbre entre autres pour son œuvre One and Three Chairs. Peut-être parce que la trame électronique a été écartée, Spinefold; Opinions, est beaucoup moins narrative que sa contrepartie pour livre seul ou que One and Four Chairs, et l’œuvre suscite des questions sur sa direction parfois moins précise et sur la progression du discours musical. Évidemment, plusieurs leitmotivs faisaient de la pièce, à tout le moins, un amoncellement de sons très réfléchi. Plutôt, la question se pose à savoir dans quelle mesure elle allait au-delà de l’exploration sonore.
Fredrik Gran : Vox Terminus (2015)
Avec ses pièces Deployment Roll et Vox Terminus, le Suédois Fredrik Gran faisait beaucoup plus ouvertement dans la musique noise. Pour Vox Terminus, chaque interprète avait la responsabilité d’un instrument incongru. Drum machine, radio et lecteur disque, table tournante, machine à coudre… tout ceci était mis à l’œuvre au rythme d’une partition graphique projetée sur un écran. La pièce empruntait considérablement à la culture d’échantillonnage courante en musique populaire. Ainsi, des interjections de tubes commerciaux, de publicité, d’émissions de radio et de handclaps électroniques fragmentaient le silence. Un peu comme avec Spinefold; Opinions, la direction de la pièce est par moment floue, s’égarant parfois dans l’enchaînement de sons. Toutefois, dans les deux cas, l’intérêt est maintenu par la teneur humoristique de cet amalgame et l’impression qu’on écoute simplement une œuvre fort sympathique. Quand à la projection sur l’écran, elle peut déconcentrer l’écoute et empêcher la surprise des sons à venir. Pour apprécier l’œuvre, certains se permettront de fermer les yeux devant la succession de triangles colorées.
Deployment Roll (2019)
De par leur esthétique bruitiste, on fait aisément le pont entre Vox Terminus et Deployment Roll. Composée, semble-t-il, pour quatre ordinateurs portables, la pièce dépendait d’une d’interface cartographiant les mouvements de leurs couvercles. Ainsi, chaque manipulation de l’enveloppe physique de l’ordinateur produisait une impulsion de bruit, un geste de filtrage… Tapis dans la pénombre, les visages des quatre percussionnistes étaient illuminés par des éclats de lumière stroboscopiques, une mise en scène visuelle qui redonnait du souffle à une performance qui risquait de faire déjà-vu. En effet, hormis l’usage original de l’objet, la pièce s’inscrivait visiblement dans la culture numérique actuelle des objets audioluminescents et dans l’esthétique minimaliste d’artistes comme Ryoji Ikeda, alternant entre silence et bruit, entre obscurité totale et lumière aveuglante, entre les 0 et les 1 du numérique. Si la froideur de cette approche « binaire » et l’agressivité des sonorités no input n’est pas l’affaire de tous, les pièces de Gran démontrent une sensibilité indéniable au sonore et à sa sensualité. Il fait dans la plasticité sonore pure et dans l’abstraction, créant un équilibre avec les pièces plus légères de O’Callaghan. En quelque sorte, le travail des deux compositeurs sont les deux faces d’un même jeton, et leurs particularités respectives brillaient au sein de la programmation. À certains égards, la Norvégienne Gyrid Nordal Kaldestad se situait exactement entre les deux approches.
Storytable (2016)
Storytable et Whispers and Strokes mettaient en scène une série de boîtes en carton et en métal. Sur le plan visuel, quatre boîtes fluorescentes chatoyaient dans le noir, colorant l’aura des deux pièces. En fait, les ressemblances apparentes étaient si flagrantes qu’il aurait pu s’agir de deux mouvements d’une même pièce. Une fois amplifiées à l’aide de micro contact, les vibrations des matériaux donnaient lieu à des sons inouïs. Les boîtes servaient de caisses de résonance pour magnifier le glissement d’une superballe, le frottement d’un balai de percussion, le grattement d’un ongle, l’impact d’un doigt… Lorsque les percussionnistes versaient de l’eau dans un récipient en métal, le son des remous était d’une telle pureté et les basses si précises que l’on aurait cru entendre un enregistrement lourdement trafiqué. En fait, le traitement appliqué à ces sons fantastiques était si transparent qu’on peinait à le remarquer. On termina sur quelques notes de kalimba, donnant une teinte morose à une longue épopée au cœur du son.
Whispers and Strokes (2019)
Même si elles étaient résolument abstraites, les deux pièces faisaient la démonstration d’une telle organicité des sons qu’il était difficile de ne pas penser aux craquements d’une coque d’un bateau ou d’un immense coffre. Whispers and Strokes est particulièrement poignante à cet égard. Si la première partie contient des longueurs, la seconde partie est en revanche superbe. Lorsque les percussionnistes se mirent à siffler, la musique prit une couleur mélancolique, comme si un vent marin soufflait dans l’espace du Gesù. Le concert prit d’ailleurs fin sur ce chant de sirène alors que les boîtes de chaque percussionniste s’éteignaient dans l’obscurité.
Finalement, il faut saluer l’ensemble Architek pour ce concert de qualité. Ils ont présenté tout un spectre d’approche à la musicalisation des objets, et leur direction artistique doit être applaudie, sans compter leur talent d’interprètes. Le choix des compositeurs, la qualité des pièces, la cohérence et l’audacité de la programmation, la mise en scène et plus généralement la démonstration de professionnalisme ont ravivé la formule souvent codifiée du concert classique. Vivement leur prochain spectacle!
Page web de l’ensemble Architek
Page web de James O’Callaghan
Page web de Fredrik Gran
Page Viméo de Gyrid Nordal Kaldestad
Ensemble Architek
Projet: Objet
5 avril 2019, 20h
Amphithéâtre du Gesù
Sauf spécifié, le crédit des photos revient à Annie Charlebois (Eightie Trois Design).