Je t’observe, je t’analyse. Tu veux du maïs en boîte? Ça tombe bien, il est en rabais. Par contre, je te connais, quand tu achètes le maïs, tu achètes aussi le ketchup… Alors, je t’attire avec le maïs et j’augmente le prix du ketchup. J’augmente à peine la marge sur le bœuf haché et les pommes de terre sont stables. Comment sais-je que tu cuisines du pâté chinois? C’est toi qui me l’as dit. Non? Bien sûr! À quoi penses-tu qu’elles servent toutes tes cartes à point? À te faire des cadeaux? Non, à te profiler. Pas besoin de la NSA, juste ton consentement tacite que tu me donnes gentiment chaque fois que tu veux profiter d’une offre du type «triplez vos airtroisfoisrien pour la journée».
Tu étais consentant. J’ai fait ça subtilement, chaque jour, petit à petit. Sur le coup, tu as même aimé cela. Te procurer toutes ces choses, ces biens inutiles, ça t’a rendu heureux quelque temps. Tu m’as cru, j’ai gagné. Je te dis que je réveille des besoins que tu as déjà, d’autres diraient que je t’en invente. À toi de choisir, le résultat est le même : tu consommes.
Ce qui me fait vraiment plaisir, c’est le réflexe que tu as développé. Quand tu t’ennuies, tu viens me voir dans mes grands espaces de consommations pour te divertir. Tu passes ton samedi à consommer dans les boutiques de mes centres commerciaux pour donner un sens à ta vie. En sortant de la cabine, tu te sens plus belle (ou plus beau). N’est-ce pas une preuve que j’ai réussi? Tu as trois semaines de vacances par années, mais tes moments de qualité, c’est avec moi que tu les passes.
Tu portes ta couleur de cheveux naturelle? Il ne faut absolument pas! Allez, fais comme tout le monde, teins-toi les cheveux! En fait, j’ai d’abord attaqué le marché des vieux grisonnant pour leur faire croire en une jeunesse capillaire éternelle. Puis, le marché a été rapidement saturé, alors je me suis dit que je pourrais dire aux jeunes femmes qu’elles devraient désirer une autre image que la leur. Mais les cheveux, ce n’était pas assez payant. Heureusement, tu m’as cru quand je t’ai montré que tu n’étais pas belle sans coloriage dans le visage. Tu te colores tellement que les gens te le font remarquer lorsque tu passes une journée. Alors, tu ne sors plus jamais sans maquillage. J’ai gagné, tu as perdu. Plus tu te maquilles jeune, plus ça me donne des revenus.
Mon meilleur produit, c’est ma gamme de crèmes anti-âge. Je réduis « l’apparence du vieillissement ». Je suis toujours surpris que tu achètes ces produits. Des centaines d’actrices d’Hollywood en consomment, mais finissent quand même par vieillir et même se faire remplir de Botox. Mais pour toi, ce n’est pas la même chose, ça fonctionnera bien mieux…
Quoi? Tu n’as pas de piscine, ni de spa? Qu’est-ce que tu attends, profite de mon offre rien à payer avant que l’on te saisisse! Quoi? Tu as encore les mêmes meubles qu’il y a cinq ans? Il serait peut-être temps de changer non? Ça fait tellement décor de 2009 chez toi!
Ce qui me fait le plus plaisir, c’est le « branding » (image de marque). Ça, c’est mon invention du millénaire. Pourtant, l’humain devrait être capable de rationalité. Mais, en jouant avec le prix, le produit, le réseau de distribution et la communication (en anglais les 4p : price, product, place, promotion), je te joue dans le cerveau. Tu es blindé contre ça ? Ah oui? Pourquoi as-tu acheté un manteau Canada Goose à 800 $ en te disant que ça te tiendrait au chaud alors qu’un manteau de 200 $ chez Costco te donnerait le même bénéfice? Et cette sacoche à 2000 $ qui « durera longtemps, au moins 10 ans», tu ne t’es jamais dit que cela équivalait à 80 ans de sacoche à 50 $. Et les diamants, je te vends ça un prix de fou ! Honnêtement, peu de gens seraient à même de différencier un zircon d’un véritable diamant. Malgré tout, tu veux un vrai diamant! Bien sûr, la grosseur de la bague est proportionnelle à l’amour ? Qui crois-tu a eu cette idée?
Le secteur où l’image de marque est vraiment payante pour moi, c’est dans l’industrie de la guenille (les vêtements). Premièrement, je change « la mode » pour être certain que tu veuilles changer de linge. Pour un logo ou un nom prestigieux, tu acceptes de payer plus cher. Chaque fois que je te vois consommer pour une marque, je me tape dans le dos. Je t’ai tellement eu. Je gagne, tu perds.
J’ai donné un nouveau sens à des phrases célèbres comme « Dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu es » ou « Je consomme, donc je suis ».
Tu bois de l’eau ? C’est dépassé! Tiens, bourre-toi de sucre, c’est mieux.
Tu fais des activités sportives ? Équipe-toi comme un professionnel. Pourquoi pas un vélo à 5000 $ et des bâtons de golf à 3 000$ ? Rase-toi le corps, parce qu’à la piscine municipale ou sur la piste cyclable, tu pourrais gagner quelques millisecondes !
Tu es mon jouet, je fais ce que je veux de toi. Plus ton esprit est influençable, plus mon action est victorieuse. Ah, tu achètes une nouvelle voiture ? Tu serais tellement une personne plus importante avec une voiture de luxe. Achète-toi une Audi ou une BMW, tu seras tellement plus impressionnant. Pour seulement quelques dollars de plus par mois, tu seras quelqu’un.
Tu veux de l’électronique ? Un voyage? Pense à toi, oublie ton portefeuille. Carpe diem! Parce que tu le mérites bien, et moi, je me mérite ton bien.
Par contre, ne viens pas me blâmer pour tes actions. Tu es responsable de tes actes. Si tu finis avec un bain par semaine dans un CHSLD, ce sera bien de ta faute. Parce que moi, je n’aurai fait que t’offrir ce que tu voulais.
De toute façon, ne t’inquiète pas. Je serai là jusqu’à la fin. Et même lors de ton dernier souffle, je serai présent pour toi : monnayant l’amour de tes enfants contre un coffre en cuivre ou des poignées en or pour compléter ton cercueil. Puis, pour t’envoyer vers ton repos éternel, je t’offrirai une garantie prolongée contre les vers. Parce que te faire bouffer tout de suite ou dans 25 ans, cela fera une grande différence. Le dernier geste de ta vie sera de consommer, car pour moi tu n’auras été qu’un simple consommateur, rien d’autre.
Amitiés sincères,
Mark Eting
Note : N’oublie pas ton café à 4 $ chez Starbuck, parce qu’il est meilleur que celui à quelques cents de la maison…
Quel beau sujet de réflexion ! C’est chaque jour qu’il faudrait relire cette chronique.
Bouffer du rêve…
Évidemment, le pays de cocagne n’est jamais tel que celui que l’on aura – avec tant d’enthousiasme! – décrit pour nous inciter à nous y rendre. Les belles cartes postales ont été retouchées. Les multiples frais non-inclus à peine mentionnés dans les tout petits caractères imprimés à l’endos (à l’encre pâle).
Mais plusieurs s’obstinent à vouloir croire. Malgré tout. Et ça, c’est triste, Monsieur McSween. Et ça fait des millénaires que ça dure.
Votre très intéressant billet m’a rappelé deux films d’il y a longtemps, en noir et blanc, qui ont tous deux pour thème le désir de bouffer du rêve. À tout prix. À n’importe quel prix.
D’abord, un film de 1945: «The Picture of Dorian Gray». Une adaptation du roman d’Oscar Wilde. Avec notamment une encore toute jeune Angela Lansbury âgée d’à peine vingt ans.
Aussi, un film de 1950: «La Beauté du diable». Avec le personnage de Faust de Goethe. Et deux acteurs légendaires, soit Michel Simon et Gérard Philipe.
Deux films aptes à couper l’appétit à un bouffeur de rêve. Pour un moment, au moins.