En 1983, sur la rue Edmond à Salaberry-de-Valleyfield, il y avait un petit garçon légèrement plus vieux que moi, dont le vélo était reconnaissable par le bruit qu’il dégageait. Sa chaîne de vélo était rouillée. Pour lui, j’étais riche, mon vélo-à-bientôt-juste-deux-roues était bien huilé. Ce premier contact avec l’écart de richesse, aussi anodin soit-il, représentait une métaphore plus que réelle.
Selon un sondage publié récemment, 62 % des gestionnaires de risque de banques américaines interrogées croyaient que « l’écart des richesses représente un risque de plus en plus grand pour le système financier nord-américain ». Il est naïf de croire cet écart puisse se résorber par lui-même. En effet, trois facteurs principaux créent naturellement un écart et une concentration : l’héritage, l’accumulation de capital et le principe de rendement sur investissement.
Au Canada, on ne défend pas ses actifs avec des forteresses ou une milice privée à grand déploiement. En effet, la société de droit protège l’accumulation de richesse. Par contre, le respect de la société de droit est tributaire d’une seule équation : les moins nantis doivent juger qu’il paraît plus avantageux de respecter la société de droit que d’affronter l’anarchie. Conséquemment, le partage de la richesse semble ultimement la seule issue à l’équilibre fragile de la cohésion sociale.
Dans le règne animal, il ne semble pas y avoir de notions de transferts à la mort, ce qui facilite l’élimination des inégalités. L’humain, en s’organisant, a créé des règles. Aujourd’hui, une personne très riche ressemble un peu au monarque d’une autre époque : la richesse se transmet par legs. En somme, le pouvoir du capital se transmet, entre autres, par le sang.
Les manifestations citoyennes contre le forage pétrolier, les hausses de frais ou autres sont en quelque sorte un signal d’alarme préventif. L’utilisation et l’appropriation des ressources collectives à des fins d’accumulation de capital ne feront de sens que si cela se manifeste par une redistribution équitable. On a le droit d’être pauvre. La pauvreté ne représente pas simplement une conséquence de ses actes, c’est aussi la sommation d’une série de variables que l’on ne contrôle pas. La naissance étant le premier. S’approprier le mérite complet d’être bien nanti ou vilipender les moins fortunés culmine en une conception bien étroite de la réalité.
Le partage des ressources est la seule raison du maintien de la société de droits. Ne pas s’occuper des écarts de richesse revient à appuyer sur l’accélérateur dans un cul-de-sac. Bill Gates et Warren Buffett ont bien compris cette réalité en lançant l’initiative « the Giving Pledge » (promesse de don) : une campagne de sensibilisation invitant les personnes les plus fortunées des États-Unis à donner une partie de leur fortune à des œuvres philanthropiques.
Sur une planète Terre de plus en plus peuplée, tout finit par appartenir à quelqu’un. Selon l’ONU, la population pourrait être de 11 milliards d’individus en 2100. Le partage des ressources et une redéfinition du sens de l’accumulation infinie du capital devront un jour ou l’autre faire l’actualité. Croire que faire sa place est aussi facile d’une génération à l’autre demeure un exemple de sophisme générationnel : les ressources sont limitées et la population grandissante.
Dans une société organisée interdépendante comme la nôtre, chacun doit collaborer, à la hauteur de ses capacités. Par contre, que l’on soit en bas ou en haut de la côte, on n’a pas tous eu la chance d’être nés avec un vélo bien huilé. À moins que l’on tienne à se faire voler son vélo, il faudra apprendre, un jour ou l’autre, à rouler en tandem.
Bravo Pierre Yves McSween
C’est du grand journaliste qui me donne le goût de vous lire à nouveau
Article intéressant d’un milliardaire américain qui rejoint votre texte: http://www.politico.com/magazine/story/2014/06/the-pitchforks-are-coming-for-us-plutocrats-108014.html#.VFjcHcmoH-s
St-Thomas d’Aquin disait qu’il faut un minimum de confort pour pratiquer la vertu .
Peut-être y a-t-il effectivement un «droit d’être pauvre».
Tout comme des tas d’autres droits, tels que ceux d’être laid, ou infirme, ou obèse, ou stupide, ou illettré…
Mais ce n’est certes pas parce qu’un droit existe qu’il faut du coup s’en prévaloir.
Et puis, à la longue, le droit d’untel et le droit d’untel autre, ça en vient à sérieusement taper sur le système. De nos jours, c’est trop souvent comme si la plupart n’en avaient essentiellement que pour leur petit droit de prédilection bien personnel. Et au diable le reste! Chacun pour soi et personne pour tous. À l’inverse de la célèbre devise des trois mousquetaires.
Si l’on modifiait plutôt le discours public pour moins mettre l’accent sur les droits et davantage sur les devoirs, ce serait déjà là un grand pas dans la bonne direction.
Mais en cette désolante époque de «selfies» et d’écouteurs vissés en quasi-permanence aux oreilles de multitudes peu intéressées à ce qui se passe à l’extérieur de leur bulle personnelle, autant sortir prêcher à des sourds au milieu du désert.
(Quel casse-pieds je puis être, n’est-ce pas? Rabat-joie et briseur de party. Vouloir ramener au premier plan la question des devoirs en tassant un peu celle des droits…)
« Quel casse-pieds je puis être, n’est-ce pas? »
effectivement claude. surtout qu’à l’époque des grèves étudiantes du printemps 2012, quotidiennement tu cassais les pieds de notre communauté avec ton « fondamental » petit droit individuel de traverser la rue sans voir de manifestant.
tu dénonces aujourd’hui ton attitude d’alors. as-tu changé ou bien es-tu en complète contradiction avec toi-même claude?
Moins mettre l’accent sur les droits et davantage sur les devoirs?
« Article premier
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Il me semble que tout est dit dans le mot « doivent », non? 😉
Vous avez bien sûr raison, M. Couture, de considérer que «tout est dit».
Sauf que le fait de «dire» n’entraîne pas toujours le corollaire désirable, soit «entendre».
D’ailleurs, en agissant surtout en mode altruiste, en priorisant d’abord l’aspect relatif à nos devoirs à l’égard des autres, de la société, nous faisons en sorte de favoriser et de protéger les droits de ceux-ci.
Et ceux-ci, à leur tour, en agissant de la même manière altruiste, permettront à nos propres droits de vivre des jours heureux à perte de vue…
Je ne prétends évidemment pas que cela soit toujours facile ou même instinctif. Il y aura toujours des embûches et des laisser-aller négligents. Mais le grand principe est là: offrir avant de demander.
(Selon le principe apparenté voulant qu’il soit aussi, sinon plus, plaisant de donner que de recevoir.)
avez-vous connu Gérard Filion , un des plus célèbres directeurs du quotidien Le Devoir ?
J’ai eu le plaisir de déjeuner avec lui n mais surtout le grand plaisir de le lire .
IL avait la phrase courte :
Un sujet,un verbe, un complément direct .
C’était clair comme de l’eau de roche …
«
La philanthropie ne constitue t-elle pas d’abord une façon hypocrite de maintenir le système tel qu’il est, en laissant se répandre l’illusion d’amenuiser les disparités socio-économiques? Comme la charité de naguère qui donnait l’impression aux nantis de soulager la misère sans changer un iota des conditions de reproduction de l’inégalité. Malgré tout ce que l’on a pu dire ou écrire, Marx et Rawls avaient raison de soutenir que seul l’égalité des conditions de départ pouvait permettre à tous et à toutes de réaliser leur propre projet. La philanthropie des Buffet ou Gates ne constitue pas plus un acte de justice, que lorsque Julius Caius César lançait à la foule quelques poignées de sesterces.
Ave Cesar, qui morituri te salutant