Dans Thyroïde, la plus récente création des Turcs gobeurs d'opium, la Torchonne, une obèse morbide élevée par des parents distants et méprisants, raconte sa pauvre existence d'une manière déformée, comme si toute la graisse qu'elle avait accumulée en elle, altérait sa vision des choses (tous les gens de son entourage prennent des traits d'animaux). De sa prison de lipides, elle évoque son enfance de «grosse petite fille» qui mangeait tout ce qui lui tombait sous la main, son passage difficile à l'école où la méchanceté des autres élèves à son égard n'avait pas d'égal, sa venue à l'orphelinat où Matante Corneille s'occupait d'elle du mieux qu'elle pouvait, et sa rencontre avec Lazare, le vendeur de savons qui fut l'amour de sa vie.
Moins rythmée et tape-à-l'œil que Ketchup et Caribou (les deux plus récentes productions des Turcs), la pièce Thyroïde se démarque autrement, par la portée des thèmes abordés (l'empathie parfois perverse, la résilience déficiente, l'enfance volée…) et la qualité du jeu. Il est agréable de retrouver sur une même scène deux générations de comédiens sherbrookois. Sous son costume gargantuesque, la magistrale Jacinthe C. Tremblay fait résonner chacune de ses répliques avec une justesse qui donne le frisson. Par son non-verbal, elle dévoile la petite fille torturée qui réside en son personnage. Quant à Patrick Quintal, on saisit aisément l'ampleur du drame de son Lazare, un être déficient capable d'aimer, mais aussi d'une grande violence. Chez ceux de la nouvelle génération, on a surtout pris plaisir à découvrir Marianne Gagnon en mère-chatte à l'allure frivole qui élève sa fille comme du bétail, et Jean-François Hamel dans le rôle du père-étalon obnubilé par son passé au service d'une autorité quelconque.
Il est dommage que plusieurs éléments de l'histoire de Thyroïde soient seulement évoqués. Au minimum, on aurait aimé voir la Torchonne manger quelque chose… Tout de même, la mise en scène n'a rien de statique et cela devait représenter un défi colossal puisque le personnage principal ne peut pas bouger d'un poil. L'éclairage et un décor inventif dynamisent les déplacements et permettent à tous les comédiens de demeurer sur scène presque tout au long de la pièce et ce, sans pour autant voler le focus. Malheureusement, c'est le public qui le perd parfois par un récit (de 2 heures) qui comporte quelques longueurs.
Pour conclure, Thyroïde, un gros show avec quelques bourrelets d'amour, met en valeur la richesse et la théâtralité des mots (parfois crus, mais assez souvent justes) d'André Gélineau. Lui et ses acolytes proposent un théâtre qui ose aborder les zones grises et les vicissitudes de l'humanité, sans mettre de gants blancs, avec un talent immense.
** Ce soir et demain à 20h, au Théâtre Léonard-Saint-Laurent de Sherbrooke. Arrivez tôt car hier, c'était ultra plein!
Une pièce dérangeante que cette légende thyroïdale au goût de graisse et de souffrances format géant. Parce qu’il faut vraiment prendre cette histoire comme une légende, sans quoi on ne peut accepter d’entrer volontairement dans cet univers grotesque. Mais saluons surtout la performance de Jacinthe Tremblay en Torchonne qui, à travers son impressionnant costume-décor, ne pouvait s’exprimer que par ses bras et sa tête. Peu de comédiens seraient capable d’en faire autant. J’ai cependant trouvé que son texte ne mettait pas assez en valeur son talent, la contraignant dans un registre de geignarde. J’ai eu la même impression pour le reste de la troupe, qui comptait parmi ses rangs d’excellents comédiens qu’on aurait pu mieux exploiter. Je soulignerais qu’ils ont, pour la majorité, bien rendu l’âme animale de leur rôle sans nécessairement tomber dans la caricature : ceci dit, dans une légende, c’est souvent inévitable de voir des traits de caractère ou des tics gestuels soulignés en gras, et Thyroïde n’y a pas totalement échappé.
Et le rire dans tout ça? L’absurde est souvent synonyme de rigolade malgré sa pertinence sociale et sa réflexion inhérente. J’ai entendu plusieurs spectateurs s’esclaffer durant la pièce. Je n’ai esquissé que quelques sourires. Peut-être ai-je rien compris, mais je n’arrive tout simplement pas à rire des malheurs d’une souffre-douleur sans cesse ridiculisée dont on profite sans gêne ni remords. Aussi énorme et grotesque soit la Torchonne, impossible pour moi de cautionner cet éloge du rabaissement compulsif. Si Thyroïde se voulait une critique de l’isolement social, elle n’a pas réussi à m’en convaincre.
Malgré tout, je crois que c’est une pièce à essayer, notamment pour le jeu des acteurs, dont j’ai parlé précédemment, mais aussi pour les costumes, magnifiques et rocambolesques, et pour la mise en scène fluide et subtile. Si vous êtes prêt à sortir de votre zone de confort, vous passerez tout de même une très bonne soirée.