Wajdi Mouawad est un homme qui suit ses instincts. Et le choix d'ouvrir sa saison avec le spectacle Manifeste! le prouve bien. Pouvait-il prévoir qu'une campagne électorale s'abattrait ainsi sur les Canadiens avant même que l'automne ne leur tombe dessus? Que le gouvernement Harper sabrerait dans des programmes culturels et que les artistes se soulèveraient? Certainement pas. Mais il a sentit la soupe chaude et une espèce de bourdonnement sous-jacente l'a vraisemblement poussé à un brassage de cage en guise de carte de visite…
En plus de vouloir commémorer quelques manifestes importants – Refus global, Mai 68 – Wajdi Mouawad a voulu replonger dans de grands manifestes pour questionner l'acte de manifester aujourd'hui. Il confia les rênes de ce spectacle-lectures à Gary Boudreault. J'y étais pour la soirée d'ouverture le mercredi 24 septembre.
D'entrée de jeu, Richard Desjardins souffle sa hargne dans les haut-parleurs le temps que les spectateurs prennent place… Ça donne le ton. Le décor est fait d'éléments bigarrés – vieux sofas, chaise d'osier, tapis épars, lampes dépareillées… Un coin «lecture», un coin «musique». Les comédiens et les musiciens gagnent leurs sièges et c'est parti pour un feu roulant de paroles, d'hier à d'aujourd'hui, qui ont renversés des sociétés; qui ont cristallisés des mouvements littéraires, sociaux… Parmi les moments les plus frappants: ce manifeste pour les enfants lu par Emmanuelle Jimenez qui attend elle-même un bébé; les extraits du Nishastanan Nitasinan défendant les intérêts de douze bandes amérindiennes; ceux du manifeste de Beaubassin qualifiant la déportation en Acadie de «génocide» cette joute entre Lucides et Solidaires… Parmi les moments un peu fous: l'extrait du manifeste Dada, du manifeste sur les bruits et celui du Manifeste futuriste (cré Alexis Martin!). Une belle sélection d'interprètes que ce quatuor – complété par Vincent Bilodeau et Martine Beaulne: des voix rondes, belles, claires; des artistes de convictions qui "savent dire". Le tout accompagné par une musique planante et rythmée avec Michel F. Côté aux percussions et Bernard Falaise à la guitare – une belle façon de faire couler les mots…Des projections nous ont aussi permis de se situer dans cette rivière de paroles, pour clore avec un fascinant montage d'événements cruciaux, citations percutantes et affiches militantes.
Après ce très copieux repas (!!), Wajdi Mouawad s'est officiellement produit sur une scène du CNA pour une première fois depuis sa nomination à titre de directeur artistique du Théâtre français. Comme «manifeste d'aujourd'hui», il a choisi de nous lire une lettre qu'il a écrite à Bertrand Cantat, ce chanteur de Noir Désir auquel il s'était depuis longtemps identifié, et ce, même après qu'il ait commis le meurtre de sa compagne, Marie Trintignant. Dans une longue tirade et avec fièvre, il a tenté d'expliquer pourquoi, même après ces atrocités, il était crucial que Cantat persiste à créer. Par des détours qu'il finissait toujours par justifier, il a aussi fait le récit de ce qui l'avait mené à l'acte de création, lui qui avait fuit avec sa famille la guerre du Liban et qui avait débarqué en France ne sachant même pas un traitre mot français…
Je crois que j'ai une oreille qui est modelée à la parole de Wajdi Mouawad… Après la consistance qu'avait pu avoir les paroles précédentes, la sienne était pour moi à la fois apaisante, abreuvante, tout en étant cuisante et chargée… Je ne saurais résumer le contenu de cette lettre jamais envoyée destinée à un inconnu, mais je puis dire qu'elle était un bel exemple de la capacité exceptionnelle de ce créateur à mettre sur papier sa pensée, à raisonner ses pulsions et son acte créatif.
L'événement Manifeste! se poursuit ce soir avec Herménégilde Chiasson qui présentera son manifeste anti-utopie et avec Jacques Proulx demain qui exprimera sa pensée sur la mondialisation. Plus d'infos à www.nac-cna.ca/tf
Photo: Alexandre Mattar