Pardonnez ma paresse sensible… il m'a fallu deux jours avant de glisser ici quelques lignes sur le spectacle Littoral, présenté en exclusivité nord-américaine depuis lundi et jusqu'à samedi au Théâtre du CNA. Permettez-moi aussi d'en faire un billet-commentaire des plus personnels…
J'avais envié les chanceux qui avaient pu se rendre à Avignon pour vivre l'expérience exceptionnelle de la «Nuit Wajdi», mais voilà que j'ai pu au moins me gaver du premier volet de la trilogie, cette pièce que l'auteur-metteur en scène a revisité, réécrit, nettoyé. Je n'avais pas vu la première version de Littoral, je ne pourrai donc pas jouer au jeu des comparaisons… J'ai cependant vu Incendies et Forêts qui lui font suite dans Le Sang des promesses, ce trio de pièces qui a en commun les thèmes de la naissance et de la mort, de la recherche des origines, des racines, de l'identité plurielle, de l'amour filial, etc.
Je suis sortie de Littoral plus émue que je ne l'ai jamais été devant une œuvre de Wajdi Mouawad. Probablement parce que le personnage principal, Wilfrid, a à peu près mon âge, que je me suis identifiée à sa détresse devant le monde actuel, devant l'importance de l'honneur pour un membre de sa famille qui ne lui aura pas tout donné, mais qui l'aura aimé de tout son âme… Sensible aussi au fait que Littoral est en quelque sorte une œuvre de jeunesse de Mouawad et qu'il avait sans doute le même âge que son personnage principal quand il l'a écrite… Mais, mais… Entre la création de Littoral et aujourd'hui, il y aura eu les deux autres immenses fresque de la trilogie… l'auteur a alors pris de la profondeur, de l'assurance, du courage que l'on retrouve maintenant dans ce spectacle… Il y aura aussi eu la pièce Seuls. Ce solo que Mouawad interprétait lui-même a, semble-t-il, ouvert des valves dans l'esprit créatif de l'auteur puisque les pulsions évocatrices, symboliques, éjaculatrices de la peinture que l'on retrouvait dans la finale de Seuls sont aussi présentes dans ce «remake»…
Emmanuel Schwartz, que j'avais découvert dans Forêts et qui m'avait accordé une entrevue fort inspirante et inspirée en prévision de sa venue ici, livre une performance bouleversante en tant que Wilfrid qui cherche un endroit décent pour enterrer son père et qui devra, pour ce faire, retourner sur la terre de ses origines. On apprécie le corps gracile du comédien, sa voix parfois granuleuse, son expression corporelle si convaincante… On comprend ce que Wajdi a vu en lui pour faire de lui non seulement son codirecteur de la compagnie Abé carré cé carré, mais la tête d'affiche qui ouvrait et fermait le spectacle dans la cour du palais des Papes à Avignon. On se réjouit aussi de la présence, sur sa route et à côtés, des comédiens Marie-Ève Perron (qui a pris du tonus depuis son interprétation de Lou dans Forêts), Catherine Larochelle, Lahcen Razzougui et Guillaume Séverac-Schmitz qui incarnent les autres jeunes rebelles de la terre ancienne qui souhaitent raconter leur tragique histoire post-guerre en allant de villes en villages.
On s'émeut également sans cesse et sans vergogne de la présence de Jean Alibert, dans le rôle du Chevalier Guiromelan – seule soupape qui rattache Wilfrid à son enfance et au pays des rêves – et, bien sûr de Patrick Le Mauff, si vulnérable et réconfortant, dans le rôle du père…
Du reste, on reconnaît l'humour bon enfant de Wajdi qui s'amuse à rappeler au spectateur qu'il-est-assis-dans-une-salle-de-théâtre-et-qu'il-suit-une-histoire-fictive-avec-des-comédiens-qui-font-semblant (tordant que cet épisode où l'un des personnages n'accepte pas la convention qu'ils passent en une fraction de seconde de l'appartement de Wilfrid au salon funéraire!) Important clin d'œil aussi au cinéma: Wilfrid vit parfois avec l'impression qu'il est le protagoniste d'un film – on voit ainsi apparaître une équipe technique complète qui le suit pas à pas… Qui n'a jamais imaginé cela?
Littoral nous laisse avec une douce blessure au coeur: il nous rappelle qu'un jour nous devrons nous aussi (si ce n'est déjà fait) dire adieu de manière décente à un parent, mais aussi que nous avons peut-être dit adieu trop tôt et de manière abrupte à l'étincelle qui nous habitait enfant et qui nous permettait encore de nous croire encore tout puissant…
photo 1: © Thibaut Baron
photo 2: © Jean Louise Fernandez