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Le Bout du monde: on traverse un miroir…

La pièce danoise Le Bout du monde d'Astrid Saalbach est un objet théâtral touffu et difforme. Il demandait de l'audace et beaucoup d'engagement de la part de la personne qui allait s'y frotter… La metteure en scène et directrice artistique nouvellement en poste au Trillium, Anne-Marie White, a franchi le pas la séparant de ce terrain miné. Or, après le lumineux Écume qu'elle nous offrait en 2007, elle a su défendre ce texte avec panache, révélant une signature scénique encore plus définie et forte.

Le Bout du monde raconte l'histoire de Xenia (interprétée avec éclat par Magali Lemèle), une hôtesse de l'air quarantenaire qui revient chez elle après un long voyage. Sur son chemin du retour, elle croise une galerie de personnages qui dévoileront peu à peu l'univers parallèle non familier dans lequel elle a échoué. Épuisée, elle tente de comprendre comment elle a pu aboutir dans ce monde où les êtres subissent une pression sociale assassine, où l'obsession de la perfection domine…, où les bébés servent de monnaie d'échange…, où les enfants fragiles se font chevaucher…

Tout de rouge vêtue dans son uniforme d'hôtesse, Xenia croise d'abord une enfant qui se prend pour un cheval (épatante Emmanuelle Lussier-Martinez). L'aidant à trouver son chemin vers la maison, cette dernière entraînera Xénia dans la forêt où elles croiseront un féroce voyou (Guy Marsan). Xénia rencontrera ensuite une femme au corps sublime qui porte un sac sur la tête pour dissimuler son visage hideux. Cette dernière lui remettre un paquet précieux qui changera le cours des choses pour Xénia et contribuera à se forger une place au sein de cette étrange communauté… Elle sera réfugiée plus tard chez un politicien déchu (Marc-André Charette, solide) agissant comme un véritable gourou auprès de sa mère (Nataly Charrette, tonique), qui vient de subir une énième chirurgie et qui se torture à l'aide de corsets ceinturés, et de sa sœur (qui ressemble à s'y confondre à l'enfant-cheval croisé plus tôt)… Xénia trouvera réconfort dans les bras de Kaa jusqu'à ce que bascule cette apparente tranquillité: les autorités viennent arrêter pour interrogatoire celle qui fait figure d'étrangère …

Je ne vous en dis pas plus sur le déroulement de l'histoire somme toute linéaire de la pièce qui n'est pas sans rappeler le récit d'Alice au pays de merveilles par moment, mais en plus obscur (Xénia porte une paire de chaussures rouges!) Ancrée dans une réalité abstraite, la pièce s'apparente effectivement au conte, alors que le spectateur s'accroche impérativement à Xenia comme à la seule figure réaliste du récit. Fait intéressant, le spectateur pourrait être tenté de s'en détacher au fur et à mesure qu'elle se forge une place au sein des autres… À ce titre, l'épisode où elle est enlevée par les autorités marque une rupture dans le récit, mais aussi dans le rythme de la pièce, si bien que la seconde partie – où elle tente de recoller les morceaux de sa nouvelle réalité – semble pâle en comparaison avec la première partie, plus flamboyante. Rien d'irréparable toutefois: l'intérêt pour les personnages et le récit persiste, mais l'ensemble souffre tout de même d'aplomb. L'équipe saura sans doute corriger le tir pour bien scinder le tout lors des prochaines représentations. D'ordre général, j'estime tout de même que la partie forte du spectacle se trouve dans la première moitié, alors que Xénia s'éveille à un nouveau monde des apparences, comme Alice de l'autre côté du miroir…

Ce qui frappe surtout de cette production, c'est la qualité de la mise en scène, de la direction des comédiens – dont certains sont visiblement sortie de leur zone de confort pour se révéler sous un jour nouveau. Et quelle révélation que cette Emmanuelle Lussier-Martinez! Une bouille de poupée, un «casting» singulier (n'importe quel réalisateur le moindrement visionnaire en ferait son égérie!), un jeu rafraîchissant. Le travail chorégraphique d'Anne-Marie White (en collaboration avec Mylène Roy) y est sans doute pour beaucoup – surtout pour ce délicieux personnage de l'enfant-cheval qui marquera sans doute les esprits avec l'éternel «HhhhOUI!» qu'elle tambourine dans la première scène… Magali Lemèle et Marc-André Charrette ont aussi fait preuve d'une grande agilité dans l'élaboration de leur rôle…

Anne-Marie White a aussi sorti l'artillerie lourde pour la scéno (Josée Bergeron-Proulx)- qui évoque la cabine d'un avion se transformant en forêt, en maison, en cellule, etc. et les costumes imaginatifs (Geneviève Couture). Un autre heureux mariage que celui du violoncelle de Guillermo Siméon avec l'univers froid et fragmenté du ce bout du monde… que viennent admirablement bien compléter les textures sonores et la voix rocailleuse (à la Tom Waits) d'Aymar.

Au final, on se félicite d'avoir attaché notre ceinture avant le décollage, mais on atterrit avec le sentiment que le voyage fut certes turbulent, mais agréable et stimulant. Les hypothèses quant au dénouement de l'intrigue tournent dans notre tête et créent la discussion… Un constat prime au sortir de la salle: la reine blanche du Trillium n'a pas finir de nous faire montre de tout l'étendue de son guts, de sa fantaisie, de son souffle et c'est avec une curiosité renouvelée qu'on suivra ses prochaines aventures…

crédit photo: Mathieu Girard