J’ai visité les Limbes hier. Pas n’importe lesquels; ceux de Christian Lapointe, d’après l’œuvre de W. B. Yeats, pièce créée pour les 10 ans du Théâtre Péril. Et j’en suis revenue en une seule pièce, n’ayez crainte.
"Nous sommes improbables, écrit Lapointe dans le livret d'accompagnement de la pièce. Il est improbable que nous fassions ce que nous nous apprêtons à faire. Jouer, en français, en Amérique du nord, les pièces de Yeats traitant de la vie du Christ."
Improbable, le théâtre de Lapointe l'est. Peut-être plus que jamais. Il est improbable, car exigeant. Dans un spectre où se trouve à une extrémité le prêt à consommer, Limbes se trouve à l’opposé. Diamétralement. Il y a dans ce théâtre une aridité certaine; le texte, dense, touffu, ne se laisse apprivoiser que par à coups, lentement. Certains, probablement, seront rebutés; ils chercheront à comprendre, à saisir le propos, et pourront devenir frustrés, ou exaspérés, de ne pas y arriver, de ne rien trouver là de prêt à consommer. Improbablement, d'autres se laisseront tout simplement porter.
Le théâtre de Lapointe se mastique lentement. Il ne vous gave pas à la petite cuillère avec des significations prêtes à digérer. Il foisonne de symboles, de niveau de sens, de métaphores. Il exige la droiture de celui qui écoute. Il vous demande de vous laisser aller, car la résistance ne fera que brouiller le flux d’informations qui bombarde votre cerveau, vos yeux et vos oreilles. Avec une pièce de 2h40 sans entracte, un texte omniprésent qui ne révèle son sens que goutte à goutte, on n’a d’autre choix; c’est l’investissement total ou l’abandon.
Le théâtre de Lapointe est esthétique, il convoque sur scène la beauté. Pas cette beauté romantique et dégoulinante qu’on associe souvent au terme, mais plutôt cette beauté étrange et mystérieuse qui se fixe sur la rétine, une beauté faite de corps figés dans la lumière, de visages masqués, qui avancent lentement, bizarrement tordus et pourtant gracieux, poétiques, de ces voix faites de mille intonations et variations qui traversent un espace où chaque élément porte en lui son symbole et la destruction de ce symbole. Une beauté intemporelle, comme cette musique jouée sur scène par Lapointe et son acolyte Mathieu Campagna, qui semblait évoquer tout à la fois les temps anciens et le monde post-moderne. Une beauté qui résiste au joli commercialisable, une beauté qui se dresse même, en deuxième partie, dans l'irrévérence et la profanation.
De la trame narrative, je ne dirai pas grand-chose, sauf que Lapointe revisite l’œuvre de W. B. Yeats, qui évoque la vie de Jésus, un Jésus dont on se demande s’il est homme ou saint, et qui se présente d’abord, vieillard sans nom, suivant le spectre de sa mère qui tourne en rond dans les limbes, revivant sans cesse les moments qui tourmentent son âme. Puis Jésus se perche, tend les bras en croix. Le visitent Lazar, puis Judas. Jésus est-il dans les limbes, rêve-t-il de sa croix? Revit-il lui aussi sa vie, encore et encore, prisonnier des limbes? Et lorsqu’il reviendra, ressuscité, devant les apôtres, qui sera-t-il? De chair ou d’esprit? Et qu’apportera-t-il au monde? Sa rédemption? S’il revient, le cycle éternel de la vie, le souffle perpétuel de l’homme remplacé par l’homme, prendra-t-il fin? Finalité y a-t-il vraiment?
L’homme a inventé la mort, nous dit Lapointe.
Lapointe aurait pu se contenter de jouer son adaptation de l’œuvre de W. B. Yeats. Mais il va encore plus loin. Il l’a traduite, puis écrite, pour ensuite mieux la ré-écrire, la déconstruire, convoquant dans une deuxième partie l’absurde et le grotesque. Il la rejoue dans un monde apocalyptique où Jésus reviendrait cette fois 2000 ans plus tard, pour sa deuxième résurrection, son second avènement. Qui sera-t-il cette fois, dans un monde où l’homme a tout détruit? Monstre annihilant tout sur son passage, sauveur des âmes damnées?
Cette rupture de ton donne du sens à la première partie, en la blasphémant. Ceux qui auront été patients verront quelques morceaux du puzzle se mettre en place. Ils auront aussi peut-être le tournis devant les couches de sens que Lapointe a superposées pour mieux nous mettre dans la face notre monde absurde, déchiré, démoli. Notre monde qui attend encore, dans ses limbes vieux de 2000 ans, que sa rédemption advienne.
"Je n'ai jamais cru en Dieu, écrit encore Lapointe. J'ai toujours pensé que la vie comme nous la vivons est un phénomène improbable. Ce phénomène a lieu ici, maintenant, sur une roche qui flotte dans ce que nous avons nommé l'espace et qui semble s'étendre à l'infini. J'ai toujours pensé que personne ne nous sauveras de nous-mêmes, sinon nous-mêmes."
Le théâtre de Lapointe est exigeant. J’oserais aussi affirmer qu’il est nécessaire. À vous d’en juger, pour encore quatre soirs, à la Salle Multi.