L’industrie de la lutte professionnelle, c’est l’industrie du mythe.
Voilà. En quelques mots, Box Brown dans sa biographie du légendaire André le géant, récemment publié en version française à La Pastèque, a tout dit. Tout ce qu’on doit savoir, en fait. Au-delà du spectacle, du réalisme, du risque ou de l’athlétisme, l’industrie de la lutte c’est celle du mythe.
C’est le mythe qui fait parler.
C’est le mythe qui vend.
À chaque soir – ou presque, à chaque semaine – ou presque, depuis que Todd Mond et son Gold Dust Trio a flairé la bonne affaire dans les années 1920 et ont commencé à orienter le sport vers son potentiel narratif plutôt que son réalisme, la lutte cherche à créer sa propre mythologie, puis à la promouvoir et à la faire grandir.
Et de tous les mythes qu’a mis de l’avant la lutte professionnelle au fil des années, rare ont été plus transcendants que celui d’André le géant.
Un homme de plus de sept pieds, un colosse, qui a grandi en France, sur la ferme, qui s’est fait remarqué au gré de ces rencontres animées par le hasard, puis qui a traversé l’Atlantique, qui s’est imposé au Canada, aux États-Unis, puis de par le monde. Un combattant, un roc, qui était capable de vaincre plus d’un adversaire à la fois, un géant au grand cœur qui frappait l’imaginaire du public présent, un colosse au pied d’argiles dont la santé se détériorait année après année, souffrant de gigantisme, qui vivait au rythme d’une douleur quotidienne, engloutie dans l’alcool.
Bref, un homme plus grand que nature.
Un de ces hommes qu’aime la lutte, il va sans dire.
Et un de ces hommes que la lutte a créé, a mythifié.
Où est la part de fiction et de réalité dans l’histoire d’André le géant? Difficile à dire. L’histoire d’André le géant, c’est l’histoire à la fois de l’homme et du mythe. C’est une histoire préservée par la tradition orale, racontée par les collègues du géant, par les promoteurs, par les amateurs de ce sport-spectacle. C’est une histoire qui oscille entre le vrai et le faux, à l’image de celle de la lutte, en fait.
Le André le géant de Box Brown, c’est un récit de tradition orale. Au fil des entrevues, des documentaires, racontées au fil de shoot interviews (celles par lesquelles l’amateur peut « entrer dans les coulisses » de cet univers) ou de biographies. Celles racontées par ses pairs, magnifiées avec le passage des années, rendant la « réalité » d’André part intégrante de sa propre mythologie.
Que ce soit son légendaire « passage du flambeau » face à Hulk Hogan en 1987 au Silverdome. Que ce soit cette confrontation teintée de racisme entre le géant et Bad News Brown dans un autobus au Japon. Ou encore les litres et litres d’alcool qu’il était capable de s’enfiler, sans presque ressentir d’ivresse… Tout ça, jusqu’à sa rencontre, alors jeune, avec le dramaturge Samuel Beckett. Tout ça relève d’une nouvelle tradition orale, si l’on peut dire. D’un « patrimoine » vers lequel Box Brown nous invite à plonger, au fil d’anecdotes choisies, qui nous permettent, à leur tour, de prendre mesure de l’ampleur de l’homme, ou du mythe. De ses débuts jusqu’à sa performance dans The Princess Bride. De ses sommets jusqu’à sa mort, au début des années 1990.
Les amateurs de lutte professionnelle reconnaîtront des passages, des moments, des anecdotes souvent entendues – mais ici mises en image avec efficacité, rythme.
Ceux qui ne connaissent pas la lutte y découvriront un de ces mythes les plus tenaces et pourront en prendre toute la mesure.
Est-ce possible, aujourd’hui, de créer un mythe à l’égal d’André le géant? Était-il lui-même un échantillon unique? Son histoire était-elle le produit même de son époque?
Aujourd’hui, la lutte a bien changée. Des territoires d’autrefois – où des attractions spéciales ou de légendaires vilains voyageaient de ville en ville, constamment en quête de nouveaux défis et de nouveaux publics – elle est passée à un spectacle télévisé, hebdomadaire, rencontrant toujours la même audience. Est-ce qu’aujourd’hui André le géant aurait été usé, au fil de 52 épisodes d’une année de Monday Night RAW? À l’époque, le mythe – celui du ring – pouvait être préservé. De New York à Calgary, de Montréal à Memphis, en passant par Tokyo, Londres, Mexico City…
Mais ce que je trouve, personnellement, fascinant dans la figure d’André le géant, c’est justement cette part de « réalité » qui est venue grandir son personnage, son image, sa carrière, son mythe.
En cette ère où, justement, c’est la réalité qui semble dicter de plus en plus la fiction, où le personnage et l’humain se métissent de plus en plus alors que les promoteurs semblent plutôt vouloir mettre de l’avant « le personnage » et « le comédien » dans une inconfortable dichotomie, le géant aurait assurément trouvé sa place. Après tout : ces « créatures hybrides » entre réalité et fiction n’ont-elles pas pris le pas sur les superhéros créés de toutes pièces?
La lutte, à l’instar de la bande dessinée, n’est-elle pas elle-même en train de traverser une lourde vague d’autofiction où les récits métissant faits et inventions sont plus populaires que ceux ne relevant que de la pure fiction? Le superhéros John Cena n’est-il pas plus célébré pour ses actions – réelles – auprès d’organisme comme Make A Wish plus que pour ses actions dans le ring? Les fans n’ont-il pas préféré les Daniel Bryan, Brock Lesnar ou CM Punk pour l’essence de vérité qui se dégagaient de leur histoire et performance par opposition à des personnages bidimensionnels qu’on leur proposait et, de ce fait, imposé leur vision à la narration créée devant leur yeux, cette opposition étant, de facto, intégrée à l’histoire officielle?
Ainsi, d’une façon, l’histoire que Box Brown raconte dans son André le géant, c’est celle de la lutte d’antan, certes. Mais c’est aussi un peu celle de ces nouveaux mythes que tente de forger la lutte d’aujourd’hui, ancrés dans le réalisme, le véridique.
Le mythe d’André le géant est aussi vrai que faux.
Tout comme la lutte professionnelle.
Et, en ce sens, André le géant de Box Brown nous entraîne dans cet univers, d’hier à aujourd’hui, nous permet, d’un ring jusqu’à l’arrière-scène, de l’histoire contée pendant le spectacle à celle colportée par la tradition orale en arrière-scène, de plonger dans cette industrie du mythe.
D’y découvrir le portrait d’un homme complexe, d’une figure légendaire tissée au fil du temps, au fil des joies et des peines, de l’adulation et de la solitude.
À travers les témoignages des pairs d’André the Giant, Box Brown nous raconte la construction du mythe. Et, ainsi, il contribue à son tour, à le construire.