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Hiver et BD : entre ciel et neige

[ Texte originalement publié dans le magazine TRIP volume 8 (avril 2014). ]

 

L’hiver… Au gré de quelques mois, le blanc a la cote dans le paysage québécois. La neige, omniprésente, occupe l’horizon. Une blancheur riche, toute en texture ou en couleurs. Qu’elle soit projetée par la tempête ou tombant par gros flocons. Qu’elle soit immaculée, trouvée au détour d’un rang de campagne, ou sale, devenant sloche ou gadoue au détour d’une rue, d’une autoroute. Qu’elle soit éclairée par les premiers éclats du jour ou par la lueur bleutée de la nuit. Son blanc, tragique, nostalgique, comique, trouve évidemment son chemin vers les paysages dessinés. Mais, justement, narrativement et graphiquement, comment traite-t-on la neige en BD?

Amorce de cette réflexion, une conférence de Michel Giguère donnée le 11 décembre 2013 dans sa série des Rendez-vous de la BD à la bibliothèque Gabrielle-Roy. « Dans la neige jusqu’au cou. » Un regard en planches et en cases sur le travail enneigé de dessinateurs d’ici et d’ailleurs. Cela faisait quelques mois que le professeur de bande dessinée cherchait des planches et du visuel, traquait des albums à la narration hivernale. « Bien souvent, je me jetais sur un titre dont la couverture est enneigée, pour m’apercevoir ensuite, en le feuilletant, que la neige n’est pas si présente que ça dans l’ensemble du récit. En fait, j’ai fini par conclure que même si sur 46 pages, il n’y a qu’une seule scène, d’une ou deux planches, qui se déroule dans la neige, et bien, c’est cette planche ou un élément de celle-ci qui se retrouvera sur la couverture! Pourquoi? Peut-être parce que, dans la bande dessinée comme au cinéma, la neige crée à coup sûr une forte atmosphère et, en même temps, une esthétique aussi forte. »

Au fil de la rencontre, Michel Giguère parle du dépouillement des décors qui facilite la clarté narrative. Il montre des planches de dessinateurs comme Pratt, Andréas ou Cosey, qui en exploitent la richesse géométrique. Il parle de titres comme Construire un feu de Chabouté, Far Away de Gabriele Gamberini, Jean-François et Maryse Charles ou encore Buddy Longway et Yakarai de Derib. Cela au gré de panoramas du Nord et du Sud, d’Amérique, d’Europe et d’Asie. Des Alpes à l’Himalaya, jusqu’aux déserts blancs que l’on trouve aux Pôles. Puis, le conférencier démontre le potentiel de l’hiver pour le gag, manière Peanuts ou Calvin and Hobbes. Autant que sa richesse dramatique. « En un sens, la neige est synonyme de froid, donc de souffrance, de difficultés et éventuellement de mort … Et le sang n’est jamais aussi impressionnant que lorsqu’il fait tache sur un tapis de neige. »

La neige, outil dramatique

La neige… Un terrain de jeu pour la violence? Oui. Le constat est d’ailleurs partagé par Patrick Boutin-Gagné, le dessinateur de La Bête du lac et Brogünn, deux albums riches en cases enneigées. Il se souvient de l’effet vif laissé par une histoire de Conan dessinée par Barry Windsor Smith publiée en 1972, The Frost Giant’s Daughter. « Le récit m’avait subjugué à l’époque. Je me disais que ce devait tellement être difficile de porter un coup rapide à l’ennemi pendant que le froid intense martelait poitrine, peau et poumon sans cesse. Courir dans une neige si épaisse tout en essayant de reprendre son souffle. Une immensité blanche qui s’avérait être un ennemi impitoyable malgré un blanc si pur qu’il en devient aveuglant. L’effet de distance causé par l’air beaucoup moins chargé qui s’allonge à l’horizon… L’hiver devenait un ennemi pour tous et ne semblait pas prendre parti »…

Pour le héros, la neige devient un ennemi qui frappe dur et sans discernement. Elle peut aussi devenir un ennemi qui isole. Pour Mikaël, dessinateur de Promise, l’hiver et ses frontières, dures, froides et hostiles, peuvent aussi servir de prétexte au huis clos. « La neige et l’hiver se sont vite imposés dans l’album afin d’augmenter l’effet d’isolement de notre petit village perdu dans les Rocheuses. La neige étouffe les bruits, mène la vie dure aux habitants… Pour notre série BD, elle devient un élément dramatique qui sert à 100 % le récit, un personnage à part entière! Elle vient poser une chape de plomb sur le village et ses habitants, qui se retrouvent ainsi encore plus isolés du reste du monde. »

Pour bien illustrer le potentiel dramatique offert par la neige, Patrick Boutin-Gagné réfère au film Runaway Train, sorti en 1985. Basé sur un scénario d’Akira Kurosawa, cette œuvre lui évoque particulièrement le sentiment de solitude et de désolation qu’une scène hivernale bien travaillée peut apporter à un récit. « Dans la scène finale, le héros est sur le toit d’un des wagons, en pleine tempête, affrontant le vent et le froid impitoyable avec une musique qui renforce l’impression de l’immense et silencieux manteau blanc. Le froid, le gel et le désespoir de l’hiver mettent encore plus l’accent sur la force et l’instinct animal de ce personnage qui devenait, grâce aux éléments propres à cette saison, plus grand que nature… »

Toutefois, selon François Lapierre, auteur de Chroniques sauvages ou Sagah-Nah, également coloriste de Magasin général, il importe de ne pas réduire l’hiver uniquement à ses dimensions de violence, de solitude ou de désolation. « Même si plusieurs nuances seraient à apporter entre ces deux extrêmes, on peut dire qu’il y a deux ambiances propres à l’hiver. D’un côté, l’hiver joyeux du temps des Fêtes, avec le beau soleil qui vient réchauffer la neige, lui donnant des teintes jaunes et orangées. L’hiver devient alors festif, c’est l’hiver à la Magasin général. L’autre ambiance, c’est celle que j’ai préconisée dans Chroniques : un hiver monochrome, empreint de solitude, où la forêt devient un dédale sans vie, un beau miroir de l’âme et du désespoir. Un peu comme les limbes… Et où les rencontres humaines, animalières ou mystiques se confondent entre réalité et illusions. »

Dessiner la neige

Le potentiel narratif de la neige est-il limité par des défis particuliers au dessin, question d’en bien faire transparaître les textures, ambiances et couleurs, au-delà de l’incontournable blanc? « En fait, je dirais que c’est plus facile, indique Mikaël. La neige vient tout recouvrir et ne laisse dépasser que quelques éléments de la végétation, donc, je n’ai pas à tout dessiner! » Un constat que partage également François Lapierre : « C’est plus simple pour moi de faire une forêt enneigée qu’estivale. Les branches sont dénudées de feuilles, le sol masqué sous une masse de neige… Je peux en tracer les démarcations où ça me convient, où ce sera le plus intéressant graphiquement. » « En fait, le contraste des éléments avec le blanc de la neige aide à donner de la profondeur à l’image, observe Patrick Boutin-Gagné. Les traces des personnages, les montagnes en arrière-plan, la neige recouvrant presque toujours les pieds des personnages qu’on a pas besoin de dessiner trop souvent… Pour ma part, le défi est plutôt de dessiner les histoires qui ne se passent pas l’hiver! »

Tout ça, pour Mikaël au profit des sensations, des souvenirs… « Dans mes récits jeunesse comme La Neige, je cherche surtout à recréer les sensations que nous avions étant petits avec cet élément naturel. Faire des batailles de balles de neige. Construire des bonshommes de neige. Jouer des heures dehors pour ensuite rentrer les pieds gelés, à temps pour Passe-partout… Bref : recréer le côté doux et cotonneux de la neige. Au niveau des couleurs, ça veut dire utiliser la capacité qu’elle a à absorber les couleurs du ciel, à se teinter de rose, de mauve… » Pour développer les volumes, donner du relief, la solution passe bien souvent par la couleur : « Les rebords aux teints plus froids, l’ombre bleutée des arbres venant zigzaguer sur le sol, indique François Lapierre… Et quand l’ambiance est enneigée, la profondeur des champs disparaît pour créer une masse verticale où la neige à 100 mètres est pratiquement au même niveau que celle se trouvant à quelques pas… Les profondeurs s’aplanissent, le mystique apparaît. »

Qu’en est-il des éléments de décors? Question de bien y fixer la neige, Mikaël travaille à partir de photos, pour ensuite codifier la neige afin qu’elle épouse le style graphique choisi. « Ce qui est difficile à rendre, c’est la manière dont la neige se dépose sur une barrière, le long d’un mur, son interaction avec les arbres, les maisons, les traces laissées par le passage d’un homme ou d’un cheval, etc. » Tout ça permet également d’enrichir l’œuvre, d’un point de vue graphique, rappelle François Lapierre. « Le rouge du sang sur la neige, oui, mais aussi la possibilité de donner du mouvement lors des tempêtes, ou quand les pas font soit des traces, soit lever la neige sur le sol… L’emphase peut alors être mise sur quelques détails. »

Et, au final, ces considérations doivent servir le récit. Question de s’assurer que les conditions météorologiques en reflètent l’enjeu, en projettent l’ambiance… Tout ça pour le bénéfice du lecteur. Pour le faire embarquer et le transporter. Pour lui permettre, à lui aussi, de plonger à pieds joints dans la neige, que ce soit pour renouer avec les plaisirs de l’enfance, ou pour affronter tout ce qu’elle porte de dangers.