C’est l’histoire de 111 jours.
Un homme, menotté, attaché à un radiateur. Seul – ou presque – dans une salle obscure, en Tchétchénie. Il ne sait pas vraiment ce qui se passe, ni ce qui va se passer. Un emprisonnement qui ne finira peut-être demain, peut-être la semaine prochaine, peut-être jamais.
Dans S’enfuir : récit d’un otage, l’auteur BD Guy Delisle nous offre un regard réaliste – voire immersif – sur l’expérience d’un otage, Christophe André, un administrateur de Médecins sans frontières qui, dans sa première mission humanitaire, après trois mois à l’œuvre, c’est fait kidnappé un soir. L’homme s’est ouvert à l’auteur avec force de détail : assez pour que l’auteur puisse entraîner son lecteur non seulement dans les événements et non-événements qui ont jalonné ces 111 jours, mais aussi dans la psyché de celui qui les a vécus.
Le récit commence et demeure du point de vue de Christophe André. Sa compréhension des événements est la nôtre. Nous partageons son quotidien – angoisses, inquiétudes, attente, ennui.
Un choix narratif fort et juste, qui donne toute sa portée au récit.
Une chronologie qui, au début, se fait détail. Le lecteur – et l’otage découvrent la routine. On compte la captivité en minutes, en heures, en jours… Puis, le temps s’allonge. Après un mois d’attente, la perception du temps qui passe n’est plus la même pour l’otage. La narration s’élargit, s’enrichit d’ellipse en gardant l’essentiel, et cela sans jamais nous faire oublier la sensation du temps qui passe ou celle de l’enfermement. Il faut dire que l’auteur – et son éditeur – se sont permis de faire dans la longueur : 430 planches sont finement utilisées pour raconter ce récit. Une longueur essentielle pour que nous, lecteurs, puissions saisir l’étendue du temps qui passe, comprendre la répétition, observer – longtemps – ce mur blanc, cette lumière, ce radiateur, cet univers vide et sombre dans lequel quelqu’un a vécu 111 jours.
Dans ce roman graphique, l’aspect sonore est tout particulièrement mis de l’avant. Par les sons et les voix, Christophe André tente de saisir l’univers qui l’entoure.
Il est dans un appartement. Une famille y habite.
Il est dans le quotidien d’autres gens.
Un enfant le regardera, avec curiosité, comme une « bête de foire » alors que la porte aura été oubliée, ouverte. Un voisin viendra le nourrir alors que ses « hôtes » sont absents. Un peu à la manière d’un animal que l’on garde captif…
Une réalité qui met en exergue le non-sens, le pathétique de sa situation.
Dans ces moments, il chasse les pensées de sa propre famille – trop douloureuses. C’est qu’il doit tenir, il doit garder son équilibre. Il est en lutte perpétuelle contre le laisser-aller. Il s’entend, un soir, souhaiter « Bonne nuit » à ses geôliers. Il s’en voudra. Il est obnubilé par la monotonie de son quotidien. Il s’en évade en esprit, en se racontant et se remémorant les batailles napoléoniennes. Tout ça, sans jamais perdre le compte des jours… C’est qu’en gardant son équilibre, en gardant sa volonté, il résiste.
Tout ça, en route vers la fuite – la vraie. Celle qu’on espère, pour lui.
Après trois Guides du mauvais père et de nombreux – et réussis – récits de voyage (Chroniques de Jérusalem, Chroniques birmanes, entre autres), Guy Delisle nous offre ici un album tout en équilibre. Un regard sensible, complet, immersif sur la réalité d’un otage. Un récit à lire.
En aval de ma lecture de S’enfuir : récit d’un otage (édité chez Dargaud), j’ai eu par ailleurs l’occasion d’échanger avec Guy Delisle – qui était de passage à Québec tout récemment. Une occasion de poursuivre l’échange là où on l’avait laissé quatre ans auparavant. Une discussion d’une trentaine de minutes sur les aspects narratifs et scénaristiques de S’enfuir, sur les défis de dessin et de mise en scène, bref, un survol de la démarche et de la réflexion de l’auteur autour de la création de son album. Pour écouter, c’est ici :