Peu familiers avec la région et hantés par une faim particulièrement…âgée, c’est surtout à l’aller que nous trouvons la route longue à partir de Chicoutimi. Elle monte et monte à n’en plus finir, et nous roulons «toujours le long de l’eau», comme on nous l’a recommandé, motivés par la réputation d’une table qui vous fait «goûter à l’histoire» et dont nous attendons beaucoup. Nous y sommes enfin. Du chemin de la Batture, un long escalier de bois se précipite vers la maison réfugiée tout au bord du cap. On nous accueille avec un sourire vrai, cordial, qui ne se démentira pas au cours de la soirée; et c’est le même qui nous dira au revoir, quelque trois heures plus tard. Pour l’instant, dans un décor simple et reposant, nous apprécions ce calme dont nous avions besoin sans nous en rendre compte. Les colonnes sont tapissées de longs miroirs. Sur les murs s’allient des tons doux et clairs où dominent le rose et le vert. Deux autres couples sont déjà là, dégustant leurs apéros, parlant d’enfants, de voyages et de télévision sur fond musical de jazz. De nombreuses fenêtres vitrées nous livrent la nature: une profusion de feuillages qui ne gênent pourtant pas la vue et, jusqu’en bas, la rivière Saguenay où frétillent les derniers rayons de soleil. Au-delà, les montagnes; juste à côté de nous, soudain, une voix qui nous soustrait à notre rêverie de la meilleure façon qui soit: «Nous commençons par ce que mangeait Jacques Cartier sur son bateau avant de débarquer à Tadoussac…» Cela s’appelle potage de la Grande Hermine au XVIe siècle. Nous avons ensuite le choix des entrées amérindiennes: saumon fumé, sauce à la moutarde sauvage et topinambour mariné; galette de caribou fumé; luckwégan de canard fumé; ouananiche pochée sur salade de maïs à l’anis. La suite est constituée de plats saguenéens et jeannois du XIXe siècle, tandis que les desserts attestent l’influence de l’«industrialisation alimentaire américaine venant des U.S.A. au début du XXe». Chaque nom, chaque description nous tire des soupirs humides et balaie de notre mémoire tout ce qui a précédé, si bien que notre serveuse doit reprendre depuis le début. Commande passée, c’est mon amie qui choisit, par goût, une bouteille de Fumées blanches, et nous commençons à trinquer à répétition. Avant même qu’on le dépose devant nous, notre potage nous prévient par l’odeur qu’une belle aventure s’amorce. Épais et d’un beau jaune orangé, il se révèle presque aussi moelleux qu’un flan. On y perçoit un goût discret de lard salé, mais ceux des pois, des herbes et des «légumes-racines» (raves) se marient, s’harmonisent, nous laissant croire chaque fois qu’on saura les distinguer à la bouchée suivante. Comme à cache-cache. Insoucieux des autres convives, nous rions tout bas, mon amie et moi, de ce petit jeu né du plaisir qui nous fait un cour d’enfant. Champignons de couche frais et pétales de capucine escortent ma galette de caribou fumé (dont la forme est plutôt celle d’un kebbé), un peu rosée, dense et pourtant complaisante sous la dent, d’un goût sauvage et franc que vient nuancer une sauce blanche à l’épinette noire.
Quant à mon amie, la mine grave, elle me tend d’un geste péremptoire une bouchée de son luckwégan de canard fumé, servi sur une tranche de banique avec mesclun aux bleuets séchés. Je m’incline et je comprends: il est des émotions qu’il faut absolument partager. C’est ainsi que, la vue embuée d’optimisme, nous émergeons en plein XIXe siècle. Au magret de canard de la baie Sainte-Marguerite (rosé, sur farce de pommes de terre au confit et herbes du jardin) et au braisé de viandes à la jarre en grès de Jonquière (bouf, porc, veau et lard salé cuits toute la nuit dans une «jarre à beans»), j’ai préféré des filets d’agneau à la mode de Mistouk – belles tranches de viandes accommodées d’une fricassée de petites gourganes à la crème de sarriette. J’en bégaye et ne peux que répéter bêtement: «C’est bon… c’est bon…» Moi qui croyais ne pas aimer les gourganes! Ma compagne savoure sans un mot sa volaille rôtie aux herbes du jardin, servie avec une sauce brune simple et… parfaite. Paradoxalement, ce qui reste du vin nous aide à réintégrer la réalité. Un café serré accompagne nos desserts. Gâteau blanc au citron, lime et Seven-Up pour mon amie. Le mien me surprend encore: gâteau brun aux carottes, raisins secs, noix et… soupe aux tomates Campbell’s. Des plus réussis, je vous jure!
Auberge La maison de la Rivière
9122, chemin de la Batture
La Baie (Québec)
Tél.: (418) 544-2912 et 1-800-363-2078
Table d’hôte: 30 $
Forfait (souper, hébergement et petit déjeuner,
service inclus): 80 $ et 90 $ (par personne)