Il est un des pires virus de la banlieue: il semble exposer, à la vue de tous, les pulsions humaines les plus élémentaires: l’inertie, la gourmandise, la pingrerie et, la pire de toutes, le gaspillage. Au secours! Le buffet se répand peu à peu dans le Chinatown!
L’idée était bonne pourtant. Plusieurs peuples européens ont encore recours à cette coutume pour les réceptions. Les hors-d’ouvre, l’antipasto, le mezze grec ou libanais, le smorgasbord suédois, le zakuska russe sont autant de plats qui s’apparentent au buffet, et dont le but original était d’étaler les mets à la vue de tous afin de stimuler l’appétit des invités et d’exhiber la générosité des hôtes. Il est vrai qu’en Angleterre, au Moyen Âge, on déployait plutôt l’argenterie familiale dans un meuble désigné «buffet», argenterie qui ne servait d’ailleurs jamais, mais ça, c’est déjà autre chose, les Britanniques ayant toujours été excentriques question cuisine. Dans sa version nord-américaine _ baptisée depuis self-service et disséminée dans des variations de plus en plus grotesques du genre bar à salade, bar à pain, bar à fromage _, la seule chose qui soit stimulée au fond, c’est la surcharge de bile du foie des clients.
Un exemple inquiétant de cet engouement s’est matérialisé au Jardin de jade, l’une des vieilles maisons du Chinatown, jamais reconnue pour sa recherche d’authenticité, mais pour sa rapidité à s’adapter aux nouvelles conditions économiques. Question de survie, il faut croire. Dans cette énorme cafétéria _ un concept décidément anti-chinois, où la cuisine est censée être d’une irréprochable fraîcheur et où chaque plat est préparé à la toute dernière minute, au point où jadis un cuisinier risquait non seulement son emploi, mais aussi sa tête _, on se déplace vers une série de grande tables chaudes pour choisir des plats qui surcuisent lentement, puis on accède à l’immense salle à manger. Or, le voyage suffit pour refroidir tout ce que vous transportez jusqu’à votre table. Et je ne parle pas des risques physiques. L’écrivain Robert Carrier disait que le buffet était l’une des plus dangereuses façons de se nourrir du monde civilisé. Il n’avait pas tort!
À la table chaude, tous les plats sont froids ou à peu près; les quelques dumplings qui présentent un certain intérêt et pour lesquels j’avais choisi l’endroit sont gluants et d’un goût douteux. Les nouilles sont trop cuites, les légumes baignent dans des sauces figées, le canard laqué est non seulement très gras, mais froid (imaginez!), et les soupes sont sans saveur. On trouve aussi tout ce qui a fait les beaux jours des chinois de centres commerciaux: un assortiment nostalgique de plats qui ont plus à voir avec l’indigence des premiers habitants des quartiers chinois de l’Amérique du Nord qu’avec la cuisine cantonaise: un poulet aux ananas en boîte, dans une sauce rouge épaisse et terriblement sucrée, un chow mein élastique, des egg rolls fades, et cet incontournable, un plat qui a fait le tour du Québec bien avant la poutine, les «spéribes» _ ou, comme nous l’a imposé l’Office de la langue française, les côtes levées! On n’a pas non plus négligé les palais délicats des Occidentaux: pour ceux qui éprouveraient des regrets soudains une fois passé la porte, on trouve de la pizza (trois sortes), du rôti de bouf, du smoked meat, des rigatonis, des nouilles à la singapourienne. Il ne manque que le hamburger, et c’est l’O.N.U.
Ce qui est triste dans cette tentative d’universalité, c’est la qualité pitoyable des ingrédients, le mauvais contrôle des tables chaudes et l’air brouillon de presque toutes les préparations. Dans ce triste jardin du précuit et du précoupé, où même les baguettes sont une rareté, il y a un rayon de soleil inattendu: le service d’un monsieur à l’emploi de cette maison depuis des lunes: efficace, généreux et… bilingue.
Ce qui nous a motivés à laisser 15 % de pourboire (un automatisme) pour nous faire desservir! Le repas pour trois personnes ne coûtait que 30 $, taxes et service compris, mais c’est déjà trop pour mal manger.
Le Jardin de jade
67, rue de La Gauchetière Ouest
Tél.: (514) 866-3127
Amuse-gueule
C’est à Chicago, vers 1893, qu’est née l’idée d’adapter le smorgasbord suédois au contexte nord-américain et de permettre aux femmes de se servir elles-mêmes (leur rôle à l’époque étant de servir leur mari). Pour une raison étrange, l’inventeur de cette idée révolutionnaire a décidé de baptiser cette pratique «caffeteria», le mot espagnol pour «coffee shop»! Le patron permettait aussi à ses clients de décider du montant de l’addition, en plus du contenu de leur assiette. Un concept qui n’a pas survécu longtemps.