Certains chefs ont bâti leur réputation sur une façon de cuisiner, une technique, ou une approche philosophique originale de la cuisine. D’autres l’ont édifiée sur le travail d’un seul ingrédient: viandes, légumes sauvages, épices. Considéré comme l’aliment le plus difficile à cuisiner parce que le plus fragile et présentant la plus large palette, dont une plus grande complexité de goût, le poisson a peu de maîtres en haute gastronomie. Mais dans la capitale française, jamais en reste quand il s’agit de défendre une question culinaire, certains chefs ont marqué l’histoire par leur talent à travailler les produits de la mer. C’est le cas d’Alain Reix, dont la carrière a pris une envolée pour le moins fulgurante depuis qu’il a été nommé aux fourneaux du restaurant le plus élevé de Paris, le Jules Verne, tout en haut de la tour Eiffel.
Reix nous visitait la semaine dernière, il a occupé les cuisines du Beaver Club de l’hôtel Reine-Élisabeth pour une quinzaine culinaire qui, à moins qu’on ne la prolonge, devrait se terminer le 19 juin. Placée sous le thème de L’Alsace et ses grands crus, le chef nous présente une carte sobre de spécialités néanmoins véritablement personnelles. Et, bien qu’il ne soit pas lui-même alsacien, sa cuisine virile, avec des parfums solides, francs, s’inspire de celle qu’il proposait au restaurant qu’il a tenu dans cette région pendant une dizaine d’années. Notamment, avec des poissons cuisinés un peu comme des viandes. Le chef ne répugne pas non plus à mêler ce qui vient de la mer et de la terre dans un même plat. Ainsi, le homard se trouve jumelé à du bacon; le pigeon et le thon sont associés sur une choucroute; et le doré, à du jambon d’Alsace. Le résultat pourrait être une curiosité sans plus, mais dans ses mains expertes, il devient stupéfiant et jamais faux.
La formule la plus avantageuse vous permet de choisir une entrée froide ou chaude, un potage ou une salade, un plat et un dessert pour 48 $, presque un cadeau pour la cuisine d’un artiste un peu révolutionnaire. En première initiative, une assiette de pétoncles à peine saisis, entrelacés de tomates confites, dans un jus d’huile d’olive et de noix aux notes vaguement orientales, une approche déjà inventive pour une mise en bouche. Le «presskopf» de foie gras (qui désigne traditionnellement de la tête fromagée) et de poireaux aux truffes surprend, tant par son apparence en terrine étagée que par son goût, où le légume domine un peu. Mais des langoustines saupoudrées d’un pain d’épice au goût de cannelle et d’orange présentées sur un jus de moules, riche et savoureux, montrent pourtant un équilibre achevé entre une chair douce et une sauce robuste. Les potages, l’un aux huîtres et à la bière, et un consommé de bouf avec des cuisses de grenouilles affichent un registre qui balance entre la sophistication et la candeur. En plat, le saint-pierre poêlé reposant sur une raviole farcie à la moelle de bouf est nappé d’une sauce un peu riche et forte en saveurs. Le homard porte l’appellation «baeckaoffe» et évoque les plats de viande longuement mijotés qu’on apportait autrefois chez le boulanger pour les cuire. Or, dans ce cas, il n’en est rien, la chair est tendre comme du gâteau, douce et presque sucrée, et se présente sur un lit de pommes de terre et de légumes printaniers finement taillés et cuits dans un bouillon de viande. Une soupe de vin d’orange et de fruits de saison servie avec une glace à la vanille superbement riche et un clafoutis aux griottes conclut en point d’orgue ce repas plein de surprises. On accompagne cette cuisine de grands crus alsaciens de la maison Pfaffeinheim, proposés à prix très raisonnables au verre, et le tout est servi dans une ambiance solennelle mais néanmoins cordiale, aucunement coincée comme on le croit trop souvent. Au diapason de cette maison sérieuse, qui compte comme l’une de nos meilleures. Comptez 115 $ pour deux personnes, avec les taxes et le service, avant les vins. Pour un étoilé Michelin, c’est bien peu.
Beaver Club
Hôtel Le Reine-Élisabeth
900, boulevard René-Lévesque Ouest
Tél.: (514) 861-3511
Amuse-gueule
L’Américain Mark Kurlansky (rebaptisé Marc pour l’édition française) vient de publier Un poisson à la conquête du monde ou la fabuleuse histoire de la morue (Éd. JC Lattes), un ouvrage qui nage à contre-courant, en quelque sorte: histoire étonnante et absolument fascinante de la morue, le seul poisson qui ait autant marqué l’histoire humaine. Un ouvrage qui se lit comme un roman dont le protagoniste nage en eaux froides et un outil remarquable pour apprendre l’histoire du monde et du commerce. On y apprend notamment que la morue servait de monnaie d’échange contre des Africains, et que, paradoxalement, elle nourrissait les esclaves des plantations antillaises. À cette époque où le moratoire sur la pêche à la morue a littéralement ruiné l’économie des Maritimes, et où la pénurie de plus en plus alarmante de poissons encourage l’industrie à se moquer des lois naturelles et sociales, ce livre constitue une réflexion essentielle.