On se baisse un peu pour franchir le seuil et l’on entre de plain-pied dans un siècle révolu. Fauteuils imposants, lourdes tentures, boiseries chaudes, figurines et bouquets de fleurs séchées composent un décor de théâtre ou d’opérette attachant et romantique. On se laisse tout de suite prendre au jeu. On croit reconnaître l’un ou l’autre des portraits d’époque dont la procession innombrable fait le tour de la salle à manger. D’une porte dérobée, on s’attend à voir surgir Nana, peut-être – j’aimerais bien -, ou cette Marguerite qui aimait tant les camélias… «Nous y sommes enfin», dis-je à ma compagne. Par trois fois, l’été dernier, nous avons tenté de venir souper ici; c’était toujours plein à craquer. Cette année, nous avons d’abord réservé, puis «ajusté» notre escapade régionale en fonction de la date disponible. Des sourires nous accueillent, et le service se révélera si attentif qu’il nous donnera l’impression d’être les seuls clients. Et pourtant, les rares places encore libres ne le seront plus dans les prochaines minutes. Déjà nos apéros: trois pétales de roses rouges posés sur chacun de nos kirs maison. Cela se mange et se boit sans hâte et vous envoûte doucement. Entre temps, notre jeune serveuse a déposé sur notre table, avec un bol de «trempette», un panier de légumes frais sur lesquels perlent des gouttes d’eau. Et, tout en grignotant tomates, carottes, céleri, chou-fleur, brocoli, radis et poivrons, nous nous égaillons parmi les mille et un bonheurs d’une carte qui se présente ainsi: «Pour les amoureux des campagnes et des bonnes choses de la vie». Qui, en un moment pareil, se formaliserait des libellés parfois un peu pompeux? On joue, quoi! Et l’on s’entiche, ma compagne et moi, du «maki printanier saliné de caviar à l’étable d’un boucané de saumon et traits de miso» ou «romance d’un espuma de sole et d’une brandade relevée d’un pointu d’orange et tomate fraîche» – presque déçus quand le prosaïsme tente de refaire surface avec un «rôti d’agneau des pâturages rimouskois», un «pavé de boeuf d pays» et un «carré de saumon grillé, mandarine au soya et citronnelle, empreint d’un souvenir de Chiang Mai». Ai-je manifesté tout haut mon intention ou bien mon amie a-t-elle deviné ce qui retient mon attention du côté des entrées? Toujours est-il que je l’entends déclarer: «C’est moi qui t’offre le foie gras!» Elle résume, bien entendu, plutôt que de préciser «foie gras de canard caramélisé d’épices, à la fondue de rhubarbe et concentré de porto à l’huile de truffe». Voilà bien un joyau, un joyau qui se mange les yeux fermés. Parfait en tous points dans sa sauce brun foncé et son croustillant qui s’affirme davantage qu’un simple faire-valoir. Il n’y manque rien et même un commentaire serait de trop. Je lui fais les honneurs d’un verre de Château La Caussade 1996. On boit parfois pour ne pas oublier. C’est le cas. De son côté, mon amie me donne la réplique avec un «pressé de pintade et sanglier aux figues et buisson de jeunes pousses à la moutarde torréfiée». Chacun de nous se conforte dans un rôle qui lui sied. Peu après, nous entamons un Vouvray pétillant (Château Moncontour) et attaquons d’un même mouvement notre «soupe du moment aux herbes des Val-aux-Vents», zébrée de crème fraîche et d’un coulis de betterave. Pas très loin de nous, un couple nage en pleine extase et nous le dit, glorifie littéralement le «rôti d’agneau des pâturages rimouskois», puis évoque pour nous des souvenirs de belles ripailles et d’un voyage en Italie. On sert bientôt à mon invitée son «jeune cochon président d’un caucus de navet, pomme dorée et chou gras, statuant l’union entre un gâteau d’épices et un caramel au pineau d’érable» ±- plat aux multiples saveurs, aussi copieux qu’on se l’imagine, où tous les goûts sont permis. On a presque envie de lui dire merci. En ce qui concerne mon assiette, j’évoque l’excellence de tout ce qui a précédé pour excuser une fausse note. Il est très joliment présenté, lui aussi, mon «poulet fermier au coulis de pois verts, légumes choisis à la fleur d’ail éveillé(e) d’une huile primeurau vinaigre de Modène, jus au pain à la sarriette des folles farines». À dire vrai, tout a bon goût et approche le chef-d’oeuvre, mais… on a un peu trop lésiné sur le coulis, surtout que la chair du poulet s’avère un peu sèche et que les tranches sont d’une épaisseur exagérée. De me voir déclarer forfait si vite, la jeune serveuse a l’air tellement désolée, mais tellement! que je la rassure en évoquant une panne… d’appétit. Je ne me plains d’ailleurs pas. Il me reste encore quelques bouchées à chiper dans l’assiette qui me fait face, un dernier verre de vin à vider et, avec ma compagne, un atterrissage en douceur, presque voluptueux, qui a pour nom «crème brûlée à la pistache et sa quenelle fondante au chocolat blanc».
Auberge du Mange Grenouille
148, rue Sainte-Cécile
Le Bic (Québec)
Tél.: (418) 736-5656
Tables d’hôte: 23,95 à 32,95 $
Souper pour deux (incluant taxes, boissons et service): 168,06 $