Si la cuisine, comme l’architecture, est un art mineur, utilitaire certes, et sans aucun doute fondamental, elle témoigne toutefois de notre dépassement en tant qu’espèce animale. La «haute» cuisine, une des grandes réussites esthétiques de notre temps, le prouve amplement. Il n’y a donc aucune surprise à ce qu’ici, on lui reconnaisse (enfin) cette importance dans le cadre du grand festival Montréal en lumière.
Tout a débuté en grande pompe avec des banquets somptueux; des ateliers où les chefs invités, accompagnés de leurs hôtes, ont démontré leur savoir ou discuté; et des conférences et des repas dans des restaurants recevant un chef venu de l’étranger. Élitiste tout ça? On serait porté à le croire, vu le prix de certaines activités; cependant, des conférences gratuites et des repas à prix modeste offerts dans quelques-uns des meilleurs restaurants de la ville ont permis à certains de s’offrir du bon et du beau pour peu.
Le festival constitue aussi un excellent moyen de démystifier la gastronomie, qui n’est pas ce parangon de la haute société comme on a trop souvent tendance à le croire. En effet, on peut s’offrir, dans le cadre de Montréal en lumière, un repas de luxe pour bien moins que le prix d’un concert rock, ou encore pour l’équivalent d’un CD double ou d’une soirée au théâtre. À titre d’exemples: le «menu découverte» de six services préparé par le chef bourguignon Senelet ne coûtait que 35 $ au Lutétia; la table d’hôte de l’Opus II, proposée par Patrice Caillault, de Bretagne, s’élève à moins de 25 $; et le repas de l’étoilé Émile Jung, qui vous arracherait 200 $ à Strasbourg, ne vous coûtera que 60 $ au Beaver Club. Qu’est-ce que vous attendez? Histoire de vous mettre l’eau à la bouche, voici un portrait de quatre grands chefs ayant fait le saut outre-Atlantique pour assister au festival.
Émile Jung
Émile Jung est une star. Il en a plusieurs à son actif, mais les trois qui garnissent son établissement dans la bible de la gastronomie française, le Guide Micelin, sont certainement les plus scintillantes. Cela se traduit par une notoriété énorme dans son pays d’origine et par une carrière remarquable, mais aussi par des peaux de bananes. Car il ne faut pas croire un seul instant qu’une fois l’étoile obtenue º- la troisième, s’entend – la notoriété vous soit éternellement dévolue, pas plus que le chiffre d’affaires qui l’accompagne.
Gérer un restaurant à trois macarons tient plus du casse-tête que de la promenade en canot. Tout, absolument tout, doit être proche de la perfection: du service à la carte des vins, en passant par le décor, et jusque dans les moindres détails, comme la nappe qui ne doit pas avoir un pli. Ce souci de qualité se traduit par une brigade énorme, des coûts d’opération faramineux et… une addition proportionnelle. Cela dit, Jung a obtenu cette ultime récompense de la haute gastronomie française en travaillant d’arrache-pied, à réfléchir sur sa cuisine, à se remettre en question, et à développer des plats qui deviendront sans doute des classiques en leur temps.
La cuisine moderne lui doit déjà beaucoup, et l’Alsace encore davantage. Solide classique, Jung ne renie pas les leçons d’Escoffier et de Fernand Point (foie gras de canard cuit au naturel à la gelée de gewurztraminer); il les honore en allégeant à tâtons (croustille de pigeon et de ris de veau truffé) et en créant au ralenti (homard aux vermicelles au parfum de curry thaï). Ce n’est pas un rebelle; il ne cherche pas à défoncer les acquis, mais à les faire valoir. En ce sens, il reste académique, il favorise la densité du goût et des parfums, et préfère l’ordre aux effets lyriques d’une certaine gastronomie de francs-tireurs. Cuisine orthodoxe? Oui, si la virtuosité doit absolument porter une étiquette.
Goûtez les mets d’Émile Jung
Jusqu’au 26 février
Au Beaver Club, 861-3511
Patrice Caillault
Il vient de la Loire, mais pratique sur la côte bretonne, dans le Morbihan. D’un monde de rivières à celui de la mer, c’est comme le parcour du saumon, mais en sens inverse! Sa cuisine, comme l’environnement où il la pratique, se veut limpide et franche. Patrice Caillault propose un menu différent de celui de ses collègues. Ainsi, jusqu’à ce jeudi, 24 février (à l’Opus II, 985-6252), il nous offre, en formule table d’hôte, une entrée, un plat et un dessert uniques chaque jour (midi et soir), des plats qui composent une palette iodée, rafraîchissante et qui nous joue la mer dans des tons de terre, et même parfois d’exotisme. Sa cuisine en est une du moment, et elle est intense et réjouissante comme l’océan. Ses pétoncles, Caillaut les recouvre d’une chapelure au bacon, et les garnit de céleri rave aux truffes. Les ris de veau portent l’empreinte des grands voyages, cloutés aux citrons confits et accompagnés d’une tatin d’oignons. Le homard, dissimulé sous une galette de minces pommes de terre, craquantes et délicates, est nappé d’un jus dense et rougeoyant qui garde le goût de la carapace. Avec une technique impeccable et une bonne maîtrise des saveurs, Caillault donne une intelligente interprétation de la gastronomie marine. Il ne se contente pas du produit brut – d’aussi bonne qualité soit-il -, mais le met plutôt en scène de manière charmante et sans aucune préciosité.
Jusqu’au 24 février
À l’Opus II, 985-6252
Charlie Trotter
On retrouvera Charlie Trotter en couverture du Wine Spectator du mois de mars, avec l’inscription: «le meilleur cuisinier au monde», rien de moins. Comme les Américains sont forts sur l’hyperbole, surtout lorsqu’il est question de l’un des leurs, restons calmes. Cela n’empêche pas que monsieur Trotter (un ancien étudiant en sciences politiques) reste une vedette incontestée – pour le moment en tout cas -, aussi connue dans son pays que Barbra Streisand.
Sa cuisine est faite de surprise, de violence et de sincérité; une sincérité qui insuffle à ses compositions une étonnante originalité, et qui cache une réelle philosophie de la cuisine et du goût: des produits superposés vec témérité, des assaisonnements inhabituels mais réussis, et des plats d’apparence simple (ce qu’il appelle «minimalisme asiatique»), qu’une technique époustouflante et une maîtrise parfaite des parfums rendent faciles d’accès.
Caractère sourcilleux s’il en est, autant sur les produits marins que sur les viandes et les légumes et, en un sens, successeur des enseignements de la Californienne Alice Waters, Trotter pratique à Chicago une cuisine individuelle et un peu intellectuelle qui transcende les genres nationaux. Ce cuisinier atteste d’une énergie créatrice remarquable, qui réserve de multiples et de divines surprises. Il marie habilement du thon frais et de la queue de boeuf confite, du pigeon et une émulsion de vin rouge et de crustacés, ou encore de l’avocat et un pétoncle! Impossible, donc, de lui coller une étiquette, tout comme à Normand Laprise, qui le recevait jeudi dernier, pour un soir seulement, au Toqué!
Jean-Pierre Senelet
Wow! La surprise de la semaine en ce qui me concerne. La cuisine inspirée de ce Bourguignon, brillant apôtre de la génération Ducasse, nous a démontré qu’on pouvait faire de la poésie avec le terroir de la robuste Bourgogne. Sûr de ses classiques, Jean-Pierre Senelet apporte toutefois une touche espiègle de modernisme à ses plats, dont chacun porte l’empreinte de sa région.
Ce qui le distingue avant tout, c’est la vivacité avec laquelle il traite les produits ordinaires et les transforme en une éclatante et harmonieuse cuisine. Le jambon persillé, l’époisse, les escargots, l’andouille, le coq au vin, le
pain d’épice, le cassis – autant de produits d’un terroir qui a mis longtemps à se faire reconnaître -; tous sont métamorphosés sous la main de cet artiste astucieux. Le fois gras poêlé, émaillé de poudre de cassis et servi avec une cuillerée – pas plus – de poire confite à la réglisse et au vin de Bourgogne, se mange sur une tranche de pain d’épice. Le fromage de chèvre, liquéfié en soupe onctueuse et riche à mourir d’une crise de foie, est garni ‘andouille et d’un croûton à la purée d’olives vertes. Les langoustines sont rôties à la farine de maïs et servies avec une omelette aux oignons confits. Le saumon est confit dans l’huile d’olive extra-vierge pendant quelques instants, pour le colorer légèrement, lui donner une note méridionale et le rendre fondant comme un bonbon. Quant au coq au vin (un vrai coq du reste), il parvient à l’érotisme avec ses truffes et ses macaronis qui serpentent avec une désinvolture feinte.
Dans une époque où le paraître prend trop souvent le pas sur l’être, il me semble que le passage d’un cuisinier comme Senelet a de quoi nous remettre les pieds sur terre. Et nous prouver que le talent, quand il a de la fulgurance, se paie. Dommage que son passage à l’Hôtel de la Montagne se soit limité à une petite semaine. Nous en garderons un excellent souvenir.
À venir cette semaine:
Des dégustations de grand luxe (et à fort prix) au Ritz Carlton: ce dimanche, le 26, un brunch Deep South avec les fruits de la Géorgie; et, le même soir, un atelier avec le sommelier Stéphane Lortie sur l’agencement entre les mets et les vins. Le lendemain (le 27), un autre brunch, cette fois inspiré des nouvelles tendances de l’autre côte américaine, celle de toutes les audaces et de toutes les emphases: la Californie.
Au Centre Sheraton, le 27 février, l’impayable Jacques Puisais (à la fois désopilant et sérieux comme un pape), fondateur de l’Institut français du goût, commentera les mariages entre le vin liquoreux et les douceurs de la Pâtisserie de Gascogne. Si vous n’avez jamais eu l’occasion de l’entendre parler, disons que c’est un croisement entre Chateaubriand et Julia Child. Épique et fascinant!
Les grands chefs invités continuent d’animer des ateliers à l’Académie culinaire, à l’UQAM, au Collège LaSalle, au Ritz et à l’ITHQ jusqu’au 2 mars. Notamment,Giuliano Bugialli, auteur d’excellents livres de recettes sur la cuisine toscane, les 24, 25 et 26 février, et le grand chef Jacques Le Divellec (2 étoiles ichelin) sur les produits de la mer, le 3 mars, à l’ITHQ . Consultez le guide gratuit de Montréal en lumière pour vous y retrouver; ou appelez à l’aide au 288-9955.