Ce grand vaisseau lacté, posé en plein centre-ville, vous en met plein la vue. Et plein la bouche. Installé dans les entrailles de l’hôtel Europa, le restaurant Terra se présente comme un fantasme sorti de l’imaginaire d’un décorateur un peu halluciné: on se croirait davantage dans la chambre à coucher de la maison de plage d’une star hollywoodienne de l’après-guerre que dans une salle à manger. Tout est blanc, les plafonds sont recouverts de tulle, les banquettes sont confortables et moelleuses, et le lambris des murs contraste étrangement avec les meubles rococo aux courbes fines, ornés de cordages noués. Première impression: on hésite entre y manger ou y faire la sieste.
Pourtant, n’allez pas en conclure que vous serez anesthésié par la merveilleuse cuisine du chef Denis Payen, formé chez Marc Meneau, et de son second, Denis Herzog, émule d’Alain Ducasse. Ensemble, ils nous entraînent dans un univers gustatif inspiré de la Méditerranée, ses saveurs, ses parfums et ses contrastes saisissants. En plus de cacher une émotion vraie sous le masque un peu froid de ce décor bouffon, ils nous présentent des plats intelligemment préparés, aux cuissons parfaitement maîtrisées avec un souci précis de l’assaisonnement. Cette cuisine tient presque de l’érotisme (vertueux, tout de même) tellement elle est jouissive. La table d’hôte facturée autour de 30 $ propose d’abord un potage campagnard – petits légumes détaillés – dans un bouillon de canard dense et absolument divin. La suite, une salade de fenouil frais arrosé d’une huile d’olive excellente et de crevettes rôties empalées sur des petites broches en bois, sublime plutôt l’idée du duo verdure et fruits de mer.
En plat, des ris de veau croustillants dehors, moelleux dedans, nappés d’une sauce au goût et au parfum de caramel, s’accompagnent d’une purée d’artichaut si exquise qu’on s’en ferait un repas. Autre choix tout aussi séduisant, le gigotin d’agneau fusionne avec un jus épicé au curcuma, une épice rarement bien calibrée en cuisine françase, à l’aise ici avec la chair riche et saignante du gigot servi en tranches épaisses et assorti d’une sublissime galette aux aubergines.
Impossible de nier le talent quand il se montre: ces chefs ont du métier, du doigté et font une cuisine réfléchie qui ne fait pas de compromis de mode, mais s’aventure quand même dans un monde de saveurs un peu inusitées qu’ils semblent en tout cas connaître à fond. C’est rassurant. La carte des desserts est illustrée comme un recueil de bandes dessinées, et dit déjà tout ce qui se révélera dans le goût. Ainsi les rouleaux printaniers aux fruits exotiques, farcis de papaye et de fruit de la passion en purée et garnis de kumquats confits au sirop, sont plutôt orientaux d’inspiration mais ne déçoivent pas. Je félicite aussi le service empressé et très professionnel, galant et efficace mais sans préciosité, comme dans une grande maison. Seule la carte des vins reste à travailler, les crus offerts ne réinventant pas le genre. Comptez environ 80 $ pour deux repas, les taxes et le service compris, avant le vin.
Terra
1240, rue Drummond
866-8910
Bernard Leprince
Réjouissant! C’est le seul mot qui me vienne à l’esprit en pensant à la cuisine de Bernard Leprince, le chef normand de la Maison Prunier de Paris, invité au restaurant Alexandre cette semaine; et dont le menu sera proposé tout l’été. Tournée vers le Sud, cette cuisine maritime a délaissé les sauces lourdes et crémées de Normandie pour faire plutôt une ode aux goûts méridionaux francs et un peu acides. Il serait dommage de rater le bar grillé sur cailloux avec son beurre à l’anis, que le serveur présente en salle; ou encore la pariade de poisson servie dans un gaspacho aillé et aqueux en même temps.
Certains me demanderont pourquoi je parle souvent de ce restaurant du centre-ville, alors que tout plein de nouveaux endroits s’offrent aux Montréalais? Je répondrai que de tous les restaurateurs, Alain Croton, le patron, est l’un des rares à essayer du nouveau, à faire des choses singuières, à inviter des chefs de France; ce qui revient à dire qu’il se remet en question, qu’il s’inspire de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique et qu’il transmet à ses employés une source d’inspiration: en un mot, il aime la cuisine, il aime manger et boire mais il aime surtout bien manger et bien boire. Et le public lui répond: encore! Que faut-il ajouter?
Alexandre
1454, rue Peel
288-5105
Amuse-gueule:
Il y a 25 ans, Joël de Rosnay l’a baptisée la «malbouffe». Depuis, c’est le terme qu’utilisent les écolos, les activistes contre la suprématie de la nourriture industrielle, et les tenants de la biodiversité contre la standardisation. Ce terme est dorénavant collé à José Bové, un paysan et syndicaliste français (couverture du Gault-Millau ce mois-ci) qui doit comparaître ces jours-ci devant un tribunal pour avoir démonté des panneaux d’un McDo qui devrait ouvrir dans une ville de province. À ce sujet, la petite collection Les Essentiels, aux éditions Milan (5 $), vient de publier un nouveau titre précisément nommé L’Empoisonnement alimentaire du journaliste Jean-Marie Quéméner. Tout y passe, on trouve une analyse synthétique, parfaitement claire et documentée des événements entourant la crise de la vache folle, des poulets belges nourris à la dioxine, les OGM, les antibiotiques, le boeuf américain aux hormones artificielles, les pesticides et l’eau – un sujet jamais aussi important pour nous que depuis le péril récent de Walkerton. L’auteur propose aussi quelques pistes de solution, pour nous permettre de respirer un peu et, peut-être, de nous doter (à l’instar de la France) d’un système efficace d’alerte. Lecture essentielle pour comprendre des enjeux bien réels.
L’Empoisonnement alimentaire
de Jean-Marie Quéméner
Éd. Milan, coll. Les Essentiels