Le dîneur typique de la rue McGill a toujours été une créature aux goûts distincts. Son temple, c’est la Bourse; son point de vue, celui d’une ville à ses pieds, et son choix esthétique va de la valise en cuir au collier de perles. Ceux qui gravitent autour, mais qui n’ont pas encore atteint l’état de grâce, se distinguent de la foule Prada-Ferragamo du boulevard Saint-Laurent et de la contre-culture du Plateau par la quantité d’or qu’ils transportent sur eux. Leur raison d’être, c’est de gagner, dépenser, voyager et… manger au resto. Et même si ses ancêtres étaient nourris aux patates et au steak, notre espèce s’intéresse dorénavant aux linguini et aux poivrons rôtis. Autant qu’aux dernières stratégies de marketing.
Avec le développement du Quartier des multimédias qui communie avec l’ancien Quartier des affaires, on trouve cette clientèle agglutinée dans les bistros, les cafés, les sushi bars, ces endroits upscale avec juste ce qu’il faut de chic et de bon goût pour ne pas tomber sous le label branché.
L’un de ces lieux de nouvelle sophistication porte le joli nom de Boris Bistro et, côté esthétique, c’est une assez belle réussite. Le patron, Jean-Marc Lebeau, a bon goût et du flair pour les ambiances décontractées qui évoquent les anciens bistros à banquettes. Et justement, l’éclairage tout en douceur, le bois et le métal qui se côtoient gentiment, le bar qui longe l’embrasure de la terrasse suggèrent sans gaucherie une ambiance un peu surannée. Mais la grande surprise se trouve hors des murs, ou plutôt entre deux murs. Ceux d’un ancien édifice dont on n’a laissé que la paroi extérieure. L’effet, dans la pénombre d’une nuit chaude, est celui d’une terrasse quelque part en Italie au milieu de ruines. Dîner dans cet environnement splendide anéantit un peu les faiblesses d’une cuisine qui se cherche.
Ce qu’on y mange? Mais tout ce dont raffolent les money people, et qui les tiennent à table jusqu’à des heures impossibles: de grands petits plats de la cuisine bourgeoise qui tiennent au ventre; des choses plus légères et à la mode de l’instant, inspirées par un ailleurs culinaire trop peu connu – et malheureusement aussi trop peu maîtrisé.
Un gaspacho rafraîchissant mais trop acide reste plaisant. Mais la texture trop fine, les légumes trop passés, les aromates un peu trop effacés en font une version terne. Cette robuste soupe froide doit avoir des goût affirmés, et une texture grossière car, après tout, caspa veut dire «restes» en latin. Le côté un peu sauvage de ce potage est anéanti par le passage au blender. On pourrait dire la même chose de la caponata, un plat campagnard que les Siciliens apprêtent avec de l’aubergine, des poivrons, de la tomate, des raisins secs, des câpres, des olives, du céleri et parfois des oeufs de thon et même du homard, et qu’ils font réduire avec du vinaigre de vin sans que ni l’acidité ni le sucre ne domine. Dans la version Boris, on n’aperçoit et ne goûte que le céleri qui couvre de sa virilité la délicate saveur de l’aubergine. On s’en lasse vite en dépit des petits croûtons au chèvre fondu qui l’accompagnent et qui lui donnent un peu de relief. En plat, le confit de canard est plus réussi, la chair est moelleuse et a bon goût, la peau est croustillante et bien grasse, et une bouchée de laitue fraîche permet d’assimiler sans fléchir toutes ces calories. Un à-côté plutôt singulier, un plat de lentilles fraîches cuites avec des dés de carottes l’accompagne. Le lapin aux citrons confits manque de tout: de goût d’abord, de jus ensuite, et enfin de moiteur. Trop cuit, on vous le présente tout nu mais il se mâchouille fort mal, ce qui me fait penser que la bête a peut-être couru derrière Jacques Villeneuve le week-end dernier. On vous offre quatre desserts de vive voix sans qu’aucun ne nous titille l’imagination: un gâteau au chocolat d’une triste banalité, et un reine-Élizabeth déjà plus original mais qui ne tient pas ses promesses, la noix de coco ayant un distinct parfum de rance. On termine sur un café accablant d’amertume et on lui préfère l’infusion présentée néanmoins dans une tasse à café, la poche encore dans son sachet sur la soucoupe. Il y aurait matière à imposer quelques changements côté cuisine pour continuer à séduire les money people mais l’endroit est si beau, le service, si sympathique qu’on lui pardonne quand même un peu – mais pas pour toujours – ces faiblesses. Comptez 65 $ à deux, les taxes, le service et deux bières comprises.
Boris Bistro
465, rue McGill
848-9575
Amuse-gueule:
Une petite note statistique de l’Association canadienne des restaurants: on dit que les frais de restaurants ont augmenté de quinze cents par personne cette année au Canada. Et que, parallèlement, le nombre de restaurants, lui, a augmenté de 5 %, dans ce qui est devenu le plus important secteur privé de l’emploi au pays. Étonnant tout de même (et effrayant) que seuls 4 % de ces nouveaux restaurants soient indépendants et que plus de 30 % soient des chaînes!