Le lieu est exigu et divisé en trois salles distinctes. Et bien que décoré humblement avec un goût certain, on s’y sent vraiment à l’étroit. Cela peut nuire aux conversations intimes. Ou, au contraire, les enrichir. Malgré cela, l’ambition de la patronne Christine Faroud est grande. Surtout en cuisine. L’endroit s’appelle Aux Lilas, et la chef est une artiste.
Madame coupe, taillade, écrase, pèle tout ce qui est nécessaire à une cuisine libanaise familiale et assemble tout à la main, dès l’instant où vous le commandez. L’effet de ces plats sur l’humeur me rappelle ceux d’une jeune femme qui cuisinait avec une petite dose de magie dans le roman de Laura Esquivel Chocolat amer. Les plats de Madame Christine ne me tirent pas des larmes, ou alors elles seraient de joie. Aux Lilas est sûrement l’un des meilleurs libanais en ville, et l’un des moins ronflants. Ce n’est pas un sentiment à prendre à la légère. Certains restaurateurs avec plus d’argent, des systèmes de son à tout casser, des équipements vidéo et des équipes de "consultants", ne parviennent pas à transmettre la moindre émotion.
Vous ne trouverez pas de danseuses du ventre ni de grand orchestre ici. Car dans ce petit troquet, tout se joue entre le rez-de-chaussée, un demi-sous-sol et une minuscule cuisine de laquelle émergent des plats, oui, oui, n’ayons pas peur des mots, un peu magiques. Mais tout s’explique de nos jours. Dans un menu presque encyclopédique des mezze libanais, idéaux pour les addicts d’une certaine forme de pâturage gastronomique qui veut que l’on prenne plusieurs petits mets à partager, tous les plats sont présentés avec la sincérité généreuse des Levantins. Car les petits plats de cette cuisine méditerranéenne, qu’ils soient de texture grossière, fine ou moelleuse, sont beaux et exceptionnellement appétissants. Ainsi, le hummous est fait de pois chiches frais, pelés à la main (germe par germe), écrasés, puis parfaitement malaxés au tahini, et servi avec des amandes entières et des noix de pin rôties au beurre, et un hachis de viande légèrement épicé. Dire que c’est merveilleux serait à peine démesuré. Le baba ghanoush n’est que moelleux, avec un parfum de braise grisant. Quand les sfihas, des tartelettes au boeuf, oignons, tomates et poivrons, émergent de la cuisine, on est immédiatement saisi par l’odeur de la pâte fraîchement roussie, d’un feuilleté émouvant. Le muhammara est une autre de ces purées formidables dont on rêve parfois et qui nous ferait lever en cachette la nuit pour en prendre une cuillerée dans le frigo. Et pourtant, ce n’est que du pain sec, de la mélasse de grenadine, des noix et un peu de piment rouge sec. Voilà, c’est ça la magie! Le kibbeh, du boeuf broyé à la main – le tartare local, quoi -, contient juste un soupçon de coriandre en graines et d’huile d’olive. On l’étend sans crainte (d’une vache devenue folle ailleurs) sur un bout de pain, on garnit d’un morceau d’oignon frais et ça se laisse manger tout seul, comme un bonbon. Bien meilleur au demeurant que la version parisienne, à mon avis. Mais j’entends déjà les protestations. J’ai aimé aussi les saucisses libanaises baptisées sojouk, des petites "vlimeuses" pimentées, d’une texture surprenante, d’un joli mordant final. On trouve aussi de la cervelle servie en salade dans un jus très citronné, des grillades de crevettes, de boeuf ou d’agneau. Bref, la carte est alléchante et l’une des plus originales pour ce genre de resto.
Côté douceurs, les Libanais connaissent par coeur le sens du mot: le baklava est fait lui aussi sur place à la manière de mémé, de beurre uniquement bien sûr, de pistaches bien fraîches et d’une pâte craquante. Et si vous avez de la chance, on vous proposera des petites surprises, comme cette aubergine confite et farcie de noix, garantie contre le rhume de cerveau tant la dose de sucre sera considérable. Le café est servi dans de jolies tasses, l’infusion d’eau de fleur d’oranger et de citron, dans une théière levantine au long bec, de laquelle ne s’échappe pas une goutte. Le vin maison est un produit québécois, de la maison Angell, une curiosité qui évoque le beaujolais nouveau (ne riez pas) avec un fruité intense et nulle complexité. Étonnant!
Voilà comment faire pour séduire la clientèle: sans mettre le paquet, mettre beaucoup de soin. Nous sommes loin de la kebab shop des centres commerciaux. Comptez, avec un demi de rouge, 55 $ à deux pour un festin de nabab.
Aux Lilas
5570, avenue du Parc
271-1453
Amuse-gueule
À Toronto, il y a dix ans de cela, il avait été baptisé le meilleur chef au pays. Son restaurant, Lotus, un tout petit troquet décoré avec trois fois rien (et des nappes très blanches), avait fait parler toute l’Amérique du Nord. Susur Lee, le chef, mêlait avec un réel abandon des ingrédients et des aromates d’ailleurs à des produits d’ici, dans une palette d’une époustouflante originalité appuyée par une technique solide et une imagination débordante. Le résultat chevauchait l’Orient et l’Occident sans aucun heurt. Et avec des goûts étonnants. Ça demandait du pif, de l’intuition, quoi. Tout un exploit pour cette nouvelle "tendance" que l’on commençait à désigner "cuisine fusion". Puis, aussi soudainement qu’il était devenu une star, il avait mis la clé sous la porte pour commencer une nouvelle carrière en Asie. Elle aura duré un peu plus de trois ans. Le voilà de retour dans la Ville reine, à la barre d’un resto qui porte son nom et dont on dit le plus grand bien. Si vous êtes dans le coin: 601, King Street West, Toronto, tél.: (416) 603-2205.