Restos / Bars

Neva : American Graffiti

L’assiette type: une part de viande ou de poisson généralement grillée; une sauce aux fruits préférablement rouges ou jaunes et passés au robot; quatre légumes empilés: le premier bouilli, le second grillé, le troisième en sauce et le quatrième à moitié cru; et, en garniture, quelques brindilles de thym ou de romarin frais plantés dans une pile de patates pilées. Un rêve ou un cauchemar?

L’assiette type: une part de viande ou de poisson généralement grillée; une sauce aux fruits préférablement rouges ou jaunes et passés au robot; quatre légumes empilés: le premier bouilli, le second grillé, le troisième en sauce et le quatrième à moitié cru; et, en garniture, quelques brindilles de thym ou de romarin frais plantés dans une pile de patates pilées. Un rêve ou un cauchemar? Cela dépend de vous. Selon que vous considériez la cuisine comme un art, dont les limites peuvent constamment être repensées ou, au contraire, comme un lieu sûr, confortable et prévisible.

On peut donc diviser les amants de cuisine en deux camps, généralement antagonistes. Ceux qui veulent des plats qui se mangent d’abord, qui sont fondés sur le passé et la tradition; ce sont les conservateurs, souvent des Européens. Ils aiment le goût, les saveurs, la retenue, et ce qui se reconnaît aisément – tant dans l’assiette que dans la bouche. Et il y a ceux qui cherchent l’émotion radicale: ils aiment les combinaisons inhabituelles, le mélange, l’ethnicité au fond du garde-manger. Ils font swinguer la cuisine, ce sont souvent des Américains. Le boulevard Saint-Laurent est leur fief, et nous les aimons beaucoup pour leur intrépidité, même si, parfois, ils nous effraient un peu quand même. Le Neva, installé justement au coeur du faubourg des branchés, est sous la gouverne de Scott Lizotte, un chef qui appartient à cette catégorie. Formé aux États-Unis, inspiré par les techniques et le panache californien, il propose une cuisine métissée et directement héritée des restaurants de cette nouvelle vague où tout se cuisine instinctivement.

Le décor du Neva saisit. Les miroirs majestueux, les banquettes toutes blanches, le mur de brique, la cuisine un peu surélevée et complètement ouverte à tous les regards; soit une impression de netteté esthétique qui cache cependant une cuisine approximative qui a connu des ratés le soir de notre passage. Lors d’une première visite au courant de l’été, nous avions été favorablement impressionnés par les propositions alléchantes, très estivales, de ce chef. Après plus de six mois, on a le sentiment cette fois que l’agitation de l’ouverture, l’effort initial, a déjà fait place à l’essoufflement.

Très américain dans la taille des portions (énormes) et l’usage de sucre (intense) dans presque tous les plats, la cuisine du Neva n’est pas travaillée. C’est une cuisine spontanée, de cuisson brève, de présentation urgente, de mise en place dépouillée. Une cuisine de grilladerie à l’américaine, quoi! Une salade de cresson d’hiver avec ses tiges filandreuses, de radicchios, de trois poires coupées en tranches et garnies de noix de Grenoble (au goût vague de charbon, proximité ou traitement oblige!) présentée n’importe comment, est nappée d’une émulsion fortement sucrée qui supprime les effets saillants de l’aigrelet qui aurait adouci l’amertume des laitues. Avec ces poires bien mûres, on se croit déjà au dessert. Heureusement, des moules minuscules et savoureuses sont pochées dans une sauce robuste à la noix de coco et au curry de l’Asie du Sud-Est, vaguement thaïlandaise. On n’apporte aucun plat pour disposer des corps morts, et le serveur disparaît dès l’instant où un plat est déposé sur la table. Tst! Tst! Tst! Surtout qu’il n’y a que trois tables occupées et plus de personnel que de clients.

Ça ne s’arrange pas côté plat principal. Bien que le poisson – de l’espadon frais correctement grillé – aurait dû être traité aux épices à la marocaine, il n’y en a aucune trace, ni dessus ni dedans. La chair du poisson est fade, cuite sans sel, et l’on nappe trop généreusement d’une sorte de sauce compacte faite de crème sure et d’une herbe sans identité. J’imagine la tête d’un Marocain devant ce poisson anémique. En garniture, tout le jardin y passe: du brocoli cuit à la vapeur (triste), des haricots sautés au beurre (banal), deux tranches de betterave encore crue (lassant), et de la purée de pommes de terre, collante et grumeleuse. On met exactement la même garniture avec deux côtes d’agneau grillées juteuses, bien salées, elles, et plutôt bonnes. Des plats facturés à presque 25 $ l’assiette cela dit, assez pour faire tressaillir n’importe quel amateur de viande. Quant aux desserts – crème brûlée, mousse au chocolat et assiette de fruits -, ils nous ont imposé l’insoutenable légèreté de la défection.

Devant tant de banalité, nous passons. Pour un endroit qui promettait d’être un peu différent, il est dommage qu’il soit aussi prévisible et que sa cuisine soit aussi maussade. Et encore, je ne parle pas du service et de la musique ambiante, engendrée par un D.J. qui occupe en cuisine une place fondamentale, tout à côté du chef. Sommes-nous, oui ou non, au resto? Si oui, pouvons-nous manger et nous parler, ou devons-nous hurler pour nous faire comprendre? En tout cas, pour 80 $, à deux, avec les taxes et le service, et avant les boissons, cela est presque aussi cher qu’à New York, aussi bruyant qu’à LA et aussi navrant qu’à Burlington.

NEVA (kitchen grill)
3467, boulevard Saint-Laurent
286-2422