Nous avons récemment reçu la visite de deux très grands chefs français: Jacques Chibois, de La Bastide Saint-Antoine à Grasse, et Gil Tournadre, de Gill à Rouen, chacun représentant les nouvelles voies de la cuisine de leurs régions aux deux extrémités du pays: la Méditerranée et la Normandie. Pourtant, ces deux chefs ont beaucoup de choses en commun en plus d’être doublement étoilés au Guide Michelin. Entre autres, leurs cuisines respectives ont cette capacité d’outrepasser le caractère purement "national" de leur région, en empruntant des parfums qui ne sont pas associés à leur terroir. Cela donne une cuisine vive et pleine de surprises. Et chacun, à sa manière, est capable de transmettre de vraies émotions gastronomiques. Réel défi dans un monde où l’on trouve trop de jam-sessions gastronomiques de configuration olympienne.
Une touche unique
Si je vous disais que la cuisine de Jacques Chibois, bien qu’elle soit d’une pudeur attendrissante, est d’une folle complexité. Chacune des créations de ce disciple de Michel Guérard part du feeling et se distingue par sa limpidité. C’est comme si l’on avait un livre ouvert à la page des ingrédients. Tout se devine, tout se goûte, tout est clair. Il n’y a pas de sauces équivoques, pas d’enjolivures inutiles. Le credo de Chibois est la fraîcheur, la simplicité – c’est presque devenu un cliché tant on le clame ces derniers temps – et la délicatesse. Dans un menu, qui s’ouvre sur des Saint-Jacques marinées au jus de citron frais, intercalées entre des lamelles de truffes fraîches et escortées de jeunes pousses d’épinards, on peut déjà apprivoiser la signature. En crescendo toujours, une nage de homard à la chair encore un peu laiteuse, déposée dans un bouillon parfumé d’agrumes et garnie de légumes en dés fins, qui parle le provençal avec une note exquise que lui donne un peu de citron confit. En montant toujours, le foie gras frais, moelleux, est poêlé avec des tiges de jeunes artichauts. Étonnante association entre des textures souples, mais semblables, et des parfums violemment distincts, et pourtant si compatibles. En plat, la longe de caribou poêlée est déposée sur une purée de haricots coco frais, absolument fabuleuse, rehaussée de poivre de Szechuan, une note exotique, et nappée d’une sauce "marbrée", légèrement caramélisée aussi onctueuse que du chocolat fondu et bien plus sexy. Puis, en dessert, rien que pour nous prouver que l’étonnement peut se prolonger, une soupe de fraises cuites au vin épicé, associée à une glace mousseuse à l’huile d’olive et aux olives noires confites! Vous avez bien lu. Or, rien ne détonne, tous ces goûts sont parfaitement moulés les uns aux autres, se respectant et se fondant dans une vraie harmonie. Du très grand art!
Jacques Chibois
Au Beaver Club de l’Hôtel Reine-Elizabeth
Les secrets d’un virtuose
La cuisine, avant d’être une matière et une technique, est d’abord le message d’un homme. Et si les produits parlent fort de ce temps-là, si la technique ne cache pas la virtuosité ou l’ineptie, ce seront les mains de celui qui la fait qui révéleront l’apprenti ou le sorcier. Rarement les deux. Pour moi, Gil Tournadre est une sorte de génie sorti de la bouteille. Et la magie ne s’exprime pas en des créations vertigineuses mais par des plats qui parlent. Pas une cuisine bavarde, mais une cuisine éloquente qui se dévoile à chaque bouchée. On le remarque dans une salade de queues de langoustine délicatement poêlées, baignées d’un chutney aux tomates et aux poivrons fraîchement découpés (un prologue sucré et salé qui résonne). On le constate également dans une poêlée de foie gras, mais servie avec une marmelade de pommes et de courges, puisque le sucre convient si bien à ce mets de luxe. Enfin, on le voit dans un pavé de saumon à la peau croustillante et à la chair presque crue, servi sur des médaillons finement ciselés de petits navets et ponctuée de jus de truffe. Miam! Et, en plat, Tournadre présente une petite côte d’un agnelet encore rosé et plein de jus, qui cache une ratatouille de légumes confits, parfumés aux épices fraîchement moulues, et d’une simple galette de maïs et de confit de porc. Mais le point d’orgue se présente en finale. Et quelle finale! Le millefeuille au chocolat du chef, qui a fait dire à l’une de mes collègues qu’il "n’en manquait pas une", et que j’ai moi rebaptisé le "deux mille feuilles", était attendu comme le Messie du gourmand. Comment le décrire sinon en lui collant l’étiquette de meilleur dessert jamais goûté… Rien que ça.
Gil Tournadre
Aux Continents, de l’hôtel InterContinental
N.B. Cette visite prestigieuse aurait pu effrayer les modestes portefeuilles. Qui s’imaginerait qu’on puisse goûter la cuisine d’étoilés Michelin au prix de bistro? C’est pourtant ce qui a été offert: le menu gastronomique de 6 services de Gil Tournadre à 51 $ à l’hôtel InterContinental et celui de 7 services que Chibois a proposé pour 69 $. La même facture dans leur patrie d’origine serait triplée. Merci aux hôtes qui ont eu à la fois la vision et la témérité de les inviter.
À lire… et à déguster!
L’ouvrage coécrit par Olivier Baussan et Jacques Chibois sur L’huile d ‘olive (Éditions Flammarion) a déjà gagné plusieurs prix. On me dit qu’on en a vendu plus d’un million d’exemplaires en France seulement. Surprenant pour un ouvrage de cette catégorie! Ce qui l’est moins, c’est sa superbe facture. Un texte cohérent et bien écrit, une approche internationale, des photographies étonnantes et les extraordinaires recettes de Jacques Chibois, (et puis, non, elles ne sont pas impossibles à réaliser, bien au contraire) qui, à elles seules, valent le coût de ce très beau livre.