Restos / Bars

La Perle dans son écrin : Le Lutétia

On a beau dire qu’un restaurant de grand hôtel sans directeur de salle compétent, c’est comme une fête sans cadeau, mais plus souvent qu’autrement, c’est devenu la norme dans notre ville. Au Lutétia, le resto rococo de l’Hôtel de la Montagne, ce n’est pourtant pas le cas.

On a beau dire qu’un restaurant de grand hôtel sans directeur de salle compétent, c’est comme une fête sans cadeau, mais plus souvent qu’autrement, c’est devenu la norme dans notre ville. Au Lutétia, le resto rococo de l’Hôtel de la Montagne, ce n’est pourtant pas le cas. Courtoise et impeccablement souple, l’équipe de salle de ce restaurant marche au pas, "drivée" de main de maître (dans un gant de velours, il va sans dire) par monsieur Gérard Machadier, un splendide personnage, policé et parfaitement compétent. Tellement compétent qu’on sent sa présence et son autorité dans chacun des gestes de la brigade. Certains trouveront que l’équipe est un rien coincée, mais il s’agit de discipline; car dans un tel restaurant, où le décor (de carton-pâte) et l’ambiance nous ramènent au grand siècle de la restauration (le XIXe siècle), le service s’accomplit un peu comme du théâtre, les plats étant présentés telles autant de scènes, le plaisir des saveurs en prime.

Nous aimions déjà cet endroit à cause de son équipe en salle. Nous l’aimons maintenant à cause de ce formidable nouveau chef Éric Gonzalez. Ancien de chez Loiseau et de chez Chibois, ce Cannois à l’accent chantant n’a pas que du charme, il a un sacré talent. Et il est impatient de nous le révéler. Quelle résurrection pour le Lutétia. D’un restaurant d’hôtel correct – mais resto d’hôtel tout de même – il vient d’accéder à celui de grande table. Le soir de notre passage, nous y avons fait l’un des meilleurs repas de l’année.

Ce chef, technicien accompli, propose sur une carte claire et inspirée, à des prix visiblement pensés au plus juste, une cuisine d’humeur ingénieuse dont la fraîcheur d’inspiration constitue quelques fois un coup de génie. De sa boîte à malice, derrière la baie vitrée où il officie aux yeux de tout le monde, il tire des interprétations qui, au-delà des sources, ne doivent rien à personne d’autre qu’à lui. Par exemple, un velouté de crustacé (11 $) au parfum si fin qu’on reconnaît à peine le goût marin, dans lequel flottent des nems (une analogie aux rouleaux impériaux vietnamiens) de homard, deux pinces de langoustine laquées, une sorte de quenelle de cèpes frais assaisonnée de cerfeuil ciselé. La première bouchée vous envoie au ciel. La dernière vous envoûte. Une assiette – où des Saint-Jacques à peine saisies et marquée par la grille reposent simplement sur une marmelade de champignons qu’on arrose légèrement d’un jus de poulet dense et parfumé, de noix de pin et de truffe – est un autre des choix savants de la carte des entrées. Il s’agit là de deux propositions irrésistibles parmi une dizaine.

En plat, nous choisissons la poularde Albuféra (27 $), une préparation qui date de l’époque de Napoléon et qui a été rafraîchie par Fernand Point dans les années 30. Ce plat, emblématique de tout ce que l’on appelle encore la "haute cuisine" en France et codifié par Escoffier, a été créé en l’honneur d’un certain maréchal Suchet, couronné duc D’Albufera par Napoléon après sa victoire en Espagne. Mais le plat n’a rien d’espagnol, sauf peut-être une pincée de piment en finale dans la sauce. Dans sa version classique, c’est un jeune poulet (pas vraiment une poularde) désossé, farci de foie gras, de riz, de foies blondis, poché au vin blanc et nappé d’une sauce suprême, immensément crémée et très légèrement relevée. Ce mets faisait craquer Maria Callas au Maxim’s à Paris, il y a 40 ans, mais lui faisait aussi passer des nuits blanches. Après avoir maigri, elle s’en est privée, la pauvre. Gonzalez nous revitalise tout ça en éliminant presque toute trace de crème de la sauce qui exhale plutôt un arôme de porto, mêlé à celui de tranches de truffes fraîches qu’on râpe sur le suprême fondant. Dire que c’est un péché véniel est un truisme. Le pigeonneau farci de jarret de veau en confit (32 $) et de champignons sauvages, poêlé au plus-que-parfait, est présenté sur une polenta crémeuse et parfumée aux olives noires. On sert aussi un petit ragoût sympathique de fèves de Lima miniature, simplement sautées au beurre pour le contraste.

En tout cas, pas de place pour de riches desserts après un tel festin. Pourtant on insiste: la nougatine au thym sur une ganache (sic!) au chocolat Jivara est un nuage; et le vacherin minute avec sa crème glacée aux amandes amères et aux pruneaux à l’armagnac qui me rappelle certains desserts de Ladurée lévite tant il est léger. Après en avoir fait disparaître jusqu’à la moindre trace, nous voici solidement amarrés à notre siège, en position sommeil profond. Et nous pensons qu’il reste bien peu d’ambassadeurs aussi sérieux et aussi rigoureux d’une certaine gastronomie française, avec un service aussi policé, un menu aussi recherché et une carte des vins aussi savante que ce Lutétia. Tout ça pour 150 $ à deux, avec les taxes et le service, avant le vin cependant.

Le Lutétia
1430, rue de la Montagne
Tél.: 288-5656