Quinze ans qui paraissent 50 en Amérique du Nord, question cuisine. Les changements sont tels qu’en cette courte période, nous avons mis la clé sous la porte de l’ancienne cuisine et accueilli la "nouvelle", nouvelle cuisine. Une cuisine débridée, audacieuse, fertile en idées neuves, et surtout fortement "ethnicisée". Comme si la dégradation de plus en plus importante des moeurs gastronomiques qu’avait apportée le fast-food suscitait une réaction encore plus virulente de la part des cuisiniers – les vrais. Les restaurants de la nouvelle vague qui naissaient il y a 15 ans ne sont plus de ce monde (ou presque); mais ils ont laissé des traces. Ils ont été pionniers et rebelles. Ils ont utilisé ces nouveaux produits qui envahissaient de plus en plus les étals de nos marchés; c’était, rappelez-vous, avant la mondialisation. Avant le libre-échange. Mais ils ont surtout commencé à utiliser les produits des marchés locaux, des producteurs, des éleveurs, des marchands et des artisans du Québec.
Le plus connu d’entre ces chefs, Normand Laprise, à peine sorti de l’école et revenu des USA, prenait les rênes du restaurant Citrus, tenu par un visionnaire, Claude Beausoleil (qui a participé à d’autres succès comme Les Remparts et L’Épicier). C’était le premier d’une longue série de beaux et surtout de bons restos installés dans un quartier naguère infréquentable et vaguement sordide, où l’excellence de la table, des vins et du service devenait indiscutable. Succès instantané. Disparition tout aussi rapide qui laisse encore des souvenirs impérissables à ceux qui l’ont connu. Mais la fermeture de Citrus a tout de même laissé dans son sillage une brigade de jeunes loups dont Laprise (et la nouvelle cuisine dite californienne) était l’inspiration. Dans un ordre d’idées différent, on a vu apparaître le premier des restos-lounges-librairies (et même salon de barbier tant qu’à y être), le Lux, une sorte de faux fast-food américain de luxe, ouvert tard dans la nuit.
Au même moment, la cuisine italienne lançait la mode des gastronomies du Sud après la dictature des sauces à la crème et au beurre du Nord. Ces années-là, on découvrait une cuisine basée sur la fraîcheur des produits et la rapidité des cuissons, comme on la fait en Italie. On boudait les sauces riches et tout ce qui n’était pas fait minute ou, mieux, absolument frais. On commençait aussi à "fusionner" des idées latines voire asiatiques aux idées bien franco-françaises, et l’on raccourcissait le temps des préparations.
De tous les restos qui ont adopté ce style – Citron Lime, Oleandro, Prego et Le Latini ont été les plus populaires -, seul Le Latini a tenu la route et est passé du statut de bistro chic à celui de grand restaurant chic. Côté cuisine plus traditionnelle, Le Piémontais venait d’ouvrir ses portes avec un monsieur Pompeo aux commandes, un homme venu directement de… Baie-Comeau, où il restaurait les Mulroney et autres affairistes de la région. Sa table trône encore au palmarès des meilleures en ville.
En 86, la mode était aussi celle des bistros-brasseries d’ambiance authentiquement parisienne: L’Express avait ouvert le bal quelques années auparavant avec ses entrecôtes, ses frites et ses cornichons; suivi du Witloof, du Continental et surtout de Chez Alexandre au centre-ville, l’un des plus beaux décors de l’époque parmi les lieux courus et branchés (le terme venait aussi de naître).
D’autres modes ethniques commençaient à envahir notre inconscient et notre vocabulaire. Ainsi les Vietnamiens, arrivés en masse au début de la décennie, ont commencé peu à peu à ouvrir des petits troquets à soupes phos, chez eux une cuisine de petit-déjeuner consommée à même la rue. On a commencé à parler de nuoc mam et de rouleaux impériaux aussi aisément que de pizza et de pastas. Le plus ancien bistro à phos, Cristal de Saigon, boulevard Saint-Laurent, a survécu et reste encore en ville l’un des meilleurs.
Du côté du luxe, là où l’argent n’a jamais fait défaut, les années 80 étaient, comme l’annonçait l’écrivain américain Brett Easton Ellis, la décennie des excès et de l’insouciance. On avait du fric, pas trop de taxes, et l’on était prêt à dépenser. Un resto appelé René Garraud s’annonçait d’ailleurs comme "cher et bon", et s’était installé au sommet d’une tour du Complexe Desjardins, grosse facture et belle vue incluses. Dans ce registre, Le Castillon, au sommet de la Place Bonaventure, était une table très courue – et surtout très chère. Les Mignardises rue Saint-Denis (disparu depuis) et Les Halles rue Crescent ont initié les Montréalais au foie gras du Québec, aux rillettes de lapin et au magret de canard, et sont devenus LES grandes tables de ces années-là, le premier à l’est, le second à l’ouest. On prédisait pourtant la mort de la grande cuisine française dans tous les magazines d’Amérique. Le succès rapide de ces restaurants chics et chers contredisait donc les plus tristes pronostics.
Du côté des hôtels, on a construit celui de la Montagne, un lieu évoquant les Années folles, avec un bijou de resto romantique, Le Lutétia, et une terrasse sur le toit follement populaire aux beaux jours. Le même resto reste l’une des plus grandes tables en ville en ce moment, le seul endroit où l’on pratique encore des plats de cuisine bourgeoise vraiment classique.
Ces notes de dégustation en quelque sorte montrent à quel point le vent a tourné en 86 dans notre ville. La révolution n’est pas achevée, elle ne se terminera que lorsque nous, Montréalais, n’aurons tout simplement plus envie de sortir et manger à l’extérieur, ce qui est aussi improbable que le réchauffement réel de notre côté de la planète, surtout en novembre!