Il peut arriver qu’on soit blasé d’un décor ou d’un menu. Pour prévenir le coup, Le Pailleur a plutôt choisi d’étonner – d’une saison à l’autre et, parfois, plus souvent encore. Quelques réaménagements ici, là de nouveaux meubles ou un nouveau salon, quelques bonnes surprises de la cave et, ce soir, une carte entièrement repensée, où l’on s’attarde comme dans un bain de jouvence. Elle se présente, cette carte jouissive, avec une couverture rigide illustrée de quelques plumes évoquant pour moi de giboyeuses tablées. On jurerait un précieux album photo, mais avec, pour toute illustration, votre propre imaginaire stimulé en termes pourtant simples: caribou en médaillon à la fricassée de betteraves multicolores et ketchup de fruits; porc du Québec en noisette avec ail rôti en chemise à la crème de lardon, suprême de volaille farci au bison, miel et canneberges… Je me sens déjà un peu faible, vacillant, hypoglycémique et grabataire en proche devenir. C’est d’ailleurs pour parer à de telles défaillances qu’on a posé devant nous une petite assiette garnie de biscuits secs et d’une onctueuse mousse de foie de volaille au madère. À ma santé instantanément recouvrée, je lève mon verre de muscat. Mon amie en fait de même, se félicitant une fois de plus d’avoir opté pour un "Château Passion", kir maison à base de mousseux, vin de framboises et liqueur de cassis. Où en étions-nous? Au thon rouge, tapenade d’olive et huile aux herbes, sinon au ris de veau poêlé aux morilles et pinot noir? Mais je m’égare un peu de la table d’hôte, en l’occurrence du "wellington de saumon aux champignons et poivre vert" que ma compagne a salué d’un "c’est ça que je veux!" Elle relit le libellé à haute voix, sans doute pour se conforter dans son choix. Mais une autre voix lui fait écho, car notre serveur l’a entendue psalmodier. Nous avons alors droit à une explication détaillée du plat: le moelleux de la chair, la finesse de son enveloppe de filo, tous ces petits détails en apparence anodins qu’on vous rapporte quand on a vraiment goûté à un plat. Nous en sommes à ce point du bien-être où les mots eux-mêmes ont la saveur de ce qu’ils décrivent. Ainsi, je hume déjà mon entrée que je viens d’élire à l’instant et pour laquelle je réserve une dernière gorgée de mon muscat: foie gras de canard en parfait, gelée au vin de glace de pomme de Saint-Nicolas et compote de bleuets. "Madame y goûtera aussi, je suppose?" s’enquiert notre serveur. Il en est certain, puisque mon amie, ayant terminé son apéro, s’est commandé un verre de muscat. Elle en profite aussi pour se laisser convaincre de prendre un merlot rouge (Beringer 1999) qui devrait faire bon ménage avec le saumon. Ce sera, pour moi, un… Gewürz-Traminer? Non. Un Tokay. Voilà. Nous n’avons plus qu’à attendre. Mais si peu! Et mon amie n’exagère en rien quand elle dit: "Une splendeur!" Cela décrit aussi bien la présentation du mets que l’"émoi" – c’est son mot – des papilles goûtant la petite salade de canard fumé et pignons de pin grillés. Des "tortillons" de canard jusqu’au plus humble pignon, en passant par le mesclun et la vinaigrette à peine vinaigrée, tout mérite l’attention qu’elle accorde à chacune des bouchées – oubliant presque la demi-tranche de pain que je lui tends, chargée de foie gras enrobé de gelée et et de compote. J’émets une légère réserve – peut-être un tantinet trop salé -, mais je me fais doucement conseiller: "Goûte encore!" Je ne fais que cela, et continuerais à le faire si ma petite assiette n’avait pas déclaré forfait, absolument vierge en repartant vers les cuisines. Fort heureusement, on nous laisse le temps de redescendre sur terre avant de nous convier à un nouveau décollage. Parfait, le wellington de saumon! Mon vis-à-vis l’affirme, preuve en bouche et paillettes dans les yeux. "Toi qui n’aimes pas le saumon, tu as envie de nuancer, hein!" Elle rit en me regardant mâcher doucement ce qu’elle m’a offert comme on concède une faveur. Je réplique par un quartier de caille confite que j’avance vers elle. Il y en a quatre devant moi, dressées sur un lit de fenouil et de petits légumes imprégnés de sauce au coulis de pistaches caramélisées. Entre elles, une carotte entière, à la queue écourtée, et deux grandes asperges qui paressent. L’heure est grave, le coeur léger, l’esprit fantasque. Et cette heure se prolonge pour nous indéfiniment. Nous voyons partir un à un les groupes qui occupaient le fond de la salle. Un couple vient s’installer derrière moi et se fait expliquer le nouveau menu… Pour un peu, nous aurions envie de tout reprendre depuis le début. Le dessert arrive pile: un extravagant soufflé chaud aux mûres et à l’orange, coiffant comme une toque le petit bol cannelé qu’on pose devant mon amie – soufflée, elle aussi, pour ne pas être en reste. À force d’y goûter – je parle du soufflé -, je finis par me convaincre qu’il serait inconvenant de ne pas terminer ce qu’on a commencé.
Restaurant Le Pailleur
Château Bonne Entente
3400, chemin Sainte-Foy
Sainte-Foy (Québec)
Téléphone: (418) 653-5221
Buffet du midi: 14 $
Table d’hôte: 34 $