Restos / Bars

Moishe’s : Chair fraîche!

La viande est souvent métaphore de sensualité. Et de masculinité. Et de pouvoir. Pas étonnant que le steakhouse incarne les valeurs de la libre entreprise et de l’ordre  établi.

La viande est souvent métaphore de sensualité. Et de masculinité. Et de pouvoir. Pas étonnant que le steakhouse incarne les valeurs de la libre entreprise et de l’ordre établi.

Des steakhouses montréalais, Moishe’s reste le plus prisé. C’est la cantine des décideurs de l’ancien régime, des industriels et des Malboro men, le paradis du parfait carnassier en quelque sorte. Et l’on s’en doute bien, ces gens-là n’aiment pas le changement. Les changements sont donc lents ici. On y grille des steaks de la taille d’un dictionnaire (les T-Bone font 23 onces – en langue gastronomique, plus d’un demi-kilo de chair fraîche -, assez pour nourrir une famille d’Afghans pendant 10 jours) depuis 1938, en proposant à peu de chose près le même menu. Votre arrière-grand-père y a peut-être déjà mangé. Pour plusieurs, qui pensent qu’un bifteck nourri au maïs incarne la vérité et la beauté, c’est la gastronomie portée à son sommet.

Dans ce qui ressemble à un club anglais, avec des boiseries le long des murs, des nappes blanches, des fauteuils à dossier et des serveurs en smoking noir, la clientèle, surtout blanche et d’âge vénérable, fume des cigarettes et porte beaucoup d’or. Moishe’s vous fait voyager à une époque où vous étiez reçu au restaurant avec courtoisie par un portier en livrée, et où nulle diète n’était prise au sérieux.

Aujourd’hui, la crise du pétrole a fait monter les enchères et, hélas, les prix. Car vous laisserez pas mal de sous ici. La question est de savoir si cela en vaut la peine. En un sens oui et en un sens non. Oui, si l’on considère qu’une viande de qualité, nourrie soigneusement (surtout à notre époque d’animaux fiévreux ou fous) et bien vieillie, coûte cher. Non, si l’on additionne tous les à-côtés d’un repas, même la sauce, facturés séparément.

La carte, chez Moishe’s, n’a donc presque pas changé. On en veut pour preuve deux ou trois vieux menus exposés dans le hall d’entrée, une sorte de fumoir qui permet d’attendre sa table tout en sirotant un cocktail. Les steaks sont tous là, le foie de veau, le poulet grillé. Seule différence, le prix: 4 $ pour un filet mignon à la fin des années 60. Multipliez par 10 pour les prix de ce jour! Avant toute chose, les serveurs efficaces vous apportent une grosse portion de salade de chou délicieuse, fraîche, un peu sucrée, comme on en faisait encore chez soi dans les années 60, avant l’invention des produits industriels et la "macdonaldisation" de la nourriture. Puis un plat de cornichons aigres, façon Europe de l’Est, qu’on grignote avec le pain au carvi, tout aussi délicieux. Aucun compromis inutilement sophistiqué, le beurre arrive comme il y a 30 ans dans des barquettes de plastique. Par intuition, les entrées nous paraissaient superflues, mais on propose quand même quelques salades telle la césar, rien de spécialement original, aux appétits prodigieux. Plus intéressant, les latkas, des karnatzlech, ou des verenikas, trois spécialités juives à base de légumes, de tradition ashkénaze.

Les grillades étaient tout à fait appropriées au moment présent: américaines, simples, et chères. Le Surlonge New York (16 onces sans gras ni os) est un pavé de viande rouge épais et sanguinolent, absolument succulent, parfaitement grillé au charbon de bois, dont la chair fondante est une félicité totale nous rappelant que notre espèce s’en nourrit depuis cent mille ans. Nous arrivons à peine à en manger la moitié tellement il y en a. Le reste sera gentiment emballé en "doggie bag" et servira de lunch et peut-être aussi de dîner pour le lendemain. Le Bifteck de côte "junior" est moins ambitieux, à peine moins lourd (14 onces) mais également difficile à terminer en dépit du goût remarquable de la viande. Chaque coupe a d’ailleurs un parfum unique, un goût absolument distinct. Et bien que la sauce ne soit pas recommandée si l’on veut vraiment profiter de la joie de redécouvrir la viande grillée, on offre celle au poivre ou aux champignons pour quelques menus dollars de plus. Les assiettes blanches sont présentées sans décoration, sans légumes. Mais chaque grillade est accompagnée d’une immense assiette de frites ou d’une pomme de terre dite Monte-Carlo, pilée et mêlée à un fromage insipide et banal. Pour le côté végétal, un plat de champignons sautés (au beurre et à l’huile) gras et indigestes (8 $), et des oignons frits croustillants et irrésistibles complètent ce repas de carnivores. Mais Moishe’s propose aussi des grillades de poisson pour les cardios délicats (mais au fond, à quoi bon?). Oserez-vous prendre une douceur après une telle orgie de protéines? Si oui, assurez-vous d’être bien assuré. La carte des vins s’est beaucoup améliorée et même si elle n’est pas un modèle du genre, elle présente des crus courants et d’autres plus rares, tous coûteux. Comptez autour de 115 $, avec les taxes et le service pour deux personnes avant le vin.

Moishe’s
396, boulevard Saint-Laurent
845-3509